Emmanuel Cruse
Rencontré par Gerda au Château
Co-propriétaire du Château d’Issan
3ème Grand Cru Classé en 1855
Margaux
Gerda : Pouvez-vous présenter votre parcours ?
Emmanuel Cruse : Je suis bercé par le vin depuis ma plus tendre enfance. Ma famille était négociante et aussi propriétaire de plusieurs Châteaux dont Pontet-Canet et d’Issan. J’ai eu la chance de vivre sur ces deux magnifiques propriétés pendant toute mon enfance. Je n’ai pas fait d’études viticoles. Mon père m’a poussé à faire des études de droit afin de devenir un avocat international, ce que j’ai commencé, mais avec peu de motivation. J’ai fini par annoncer à mon père que je voulais travailler dans le vin. Il a été tout à fait d’accord, à condition que je débute à l’étranger pour avoir une expérience à l’international. Malheureusement, cela ne s’est jamais produit car mon père est tombé malade et je lui ai succédé en 1998 comme gérant du Château d’Issan.
Gerda : Quel est votre rôle exact en tant que Grand Maître de la Commanderie du Bontemps ?
Emmanuel Cruse : En 2008, Jean-Michel Cazes a décidé de passer la main. Au total, nous étions trois personnes sur la liste de succession et c’est moi qui ai été élu pour lui succéder. J’ai débuté cette même année. Mon rôle est de gérer la Commanderie du Bontemps, association qui a pour but de faire rayonner l’ensemble des crus de Médoc, Graves, Sauternes et Barsac, aussi bien les vins issus des Caves Coopératives que les Premiers Crus Classés. La différence avec l’Union des Grands Crus (UGC) est que nous n’avons pas de but commercial. Notre but est de promouvoir l’image de nos crus par la promotion et par l’organisation de manifestations comme notamment la Fête de la Fleur, le Ban du Millésime et la Fête du Saint Vincent. La Commanderie représente, célèbre et défend, non seulement le vin, mais cet ensemble de valeurs qui lui sont étroitement attachées : l’amitié, la gaieté et la fidélité à notre terroir. Les Commandeurs sont des vignerons, des courtiers, et des négociants qui sont au service de la qualité de nos belles propriétés et qui travaillent pour le renom de tous nos vins.
Gerda : Quels sont les principaux défis auxquels vous êtes confrontés personnellement en tant que Grand Maître de la Commanderie ?
Emmanuel Cruse : Aujourd’hui, le monde va très vite et est de plus en plus volatile. Les habitudes changent et il faut s’adapter continuellement.
La typologie de nos membres a beaucoup changé. Pendant la période de Jean-Michel Cazes, la Commanderie était essentiellement constituée par des membres des propriétés familiales. Maintenant, beaucoup de propriétés sont des institutionnels et cela change beaucoup : nous devons expliquer l’intérêt de la Commanderie aux nouveaux dirigeants qui n’ont pas et qui ne connaissent pas l’historique de la Commanderie. Il faut donc s’adapter en permanence.
Gerda : Pendant le Ban du Millésime en avril dernier, vous avez annoncé que la prochaine édition sera organisée dans un Château.
La « Fête de la Fleur », qui a longtemps été organisé pendant Vinexpo Bordeaux, sera maintenant remplacée par ce Ban du Millésime ?
Emmanuel Cruse : Nous devons nous adapter, comme Vinexpo Bordeaux (manifestation mondiale au mois de juin) n’existera plus, nous nous devions de repenser l’événement. Traditionnellement, le Ban du Millésime est organisé à la fin de la semaine de dégustation des primeurs, il marque un temps fort pour nos négociants qui peuvent inviter leurs clients sous la bannière de la Commanderie. La semaine des primeurs est l’évènement international du monde du vin de Bordeaux. C’est pourquoi, nous avons pris la décision de remplacer la Fête de la Fleur par le Ban du Millésime.
Ce sera une fête tout aussi prestigieuse, permettant de recevoir tous les acteurs importants du monde du vin. Cette fête sera moins folklorique que la Fête de la Fleur, car il y aura moins de personnes extérieurs. Le Ban du Millésime sera davantage focalisé sur la promotion de nos vins et du nouveau millésime. En terme de fréquentation, la Fête de la Fleur a attiré jusqu’à 1500 personnes, contre 800/1000 personnes pour le Ban du Millésime. A titre d’exemple, nous avons accueilli 750 convives en 2022 sachant que très peu de nos clients asiatiques étaient présents.
Je pense que les primeurs 2022 seront intenses car nous verrons, d’une part le retour de nos amis asiatiques et d’autre part de nombreuses visites attirées par cet exceptionnel millésime 2022. Nous sommes en train de rechercher un Château qui serait prêt à recevoir le Ban du Millésime 2023. Pour être honnête, les candidats ne sautent pas encore sur cette occasion. L’organisation d’un tel événement prend du temps. De plus, il y a de moins en moins de Châteaux familiaux qui, de manière générale, prennent des décisions rapides à la différence des Châteaux qui appartiennent aux institutions. Nous avons des candidats pour les années 2025, 2026, mais avons des difficultés pour la prochaine édition. Malheureusement, s’il n’y a pas de Château la soirée se déroulera comme l’année précédente au Hangar 14.
Gerda : Comment la Commanderie peut toucher davantage les jeunes, les consommateurs de nos vins de demain ?
Emmanuel Cruse : Nous avons créé une commission avec les plus jeunes membres de la Commanderie : la COM21. Elle est en réflexion, et pose la problématique « comment toucher plus de jeunes consommateurs ? ». Nous publions déjà une newsletter, mais nous devons être plus présent sur les réseaux sociaux. Nous avons pris donc la décision de recruter une personne dédiée aux réseaux sociaux pour développer notre visibilité et la promotion de nos vins. Bien sûr, les réseaux sociaux ont un côté impersonnel, mais c’est une nécessité, c’est un vecteur de notoriété et la façon la plus rapide et efficace de toucher un nouveau public.
Nous organisons aussi, pour les clubs d’œnologie des universités, les Grandes Ecoles françaises, et les universités d’autres pays d’Europe, d’Amérique du Nord et d’Asie « The Left Bank Bordeaux Cup ». Elle se déroule tous les ans avec une finale qui a lieu en juin au Château Lafite Rothschild. Elle présente une occasion de rapprochement entre des étudiants de diverses cultures autour d’une même passion : le vin.
G : La Commanderie est une association pour promouvoir les grands vins, cependant, existe-t-il encore un avenir pour les petits châteaux de Bordeaux ?
Emmanuel Cruse : Il y a une véritable crise autour des petits châteaux, cette façon de nommer ces vins est, à mon sens, trop péjorative. Mais oui, il y a un vrai problème pour cette catégorie de vin. Nous devons avoir un grand débat de fond avec tous les acteurs : la production, les propriétaires et les négociants. Je suis vraiment inquiet de leur perte de part de marché et de la concurrence. Il y a beaucoup de vins étrangers qui viennent sur la Place de Bordeaux pour être distribué au détriment d’une partie de la production Bordelaise. Cependant, certains vins étrangers appartiennent à des Bordelais. Pour eux, c’est donc normal qu’ils soient commercialisés par la Place. Par contre, cela me dérange qu’il y ait des bataillons de nouveaux vins que nous connaissons peu qui viennent frapper à nos portes; ne me dites pas qu’on gagne de l’argent avec tous ses vins et que pendant ce temps, nos Crus Bourgeois ne se vendent pas. Il y a de la souffrance, nous ne pouvons pas l’ignorer.
G : Concernant la distribution d’aujourd’hui et de demain et sachant que vous avez parcouru le monde au cours de votre carrière : Pensez-vous que Bordeaux a toujours beaucoup d’atouts ?
Emmanuel Cruse : Oui, je suis convaincu que nous avons toujours beaucoup d’atouts pour séduire les consommateurs. Nos vins sont parmi les meilleurs au monde. Il y a à présent des très bons vins partout, mais quand c’est exceptionnel, c’est souvent Bordeaux.
G : La hiérarchie « qualité, désirabilité, et prix » pour les grands crus bordelais, vous semble-t-elle encore ouverte aux évolutions de nos jours ?
Emmanuel Cruse : Oui certainement, car tous les ans, les marchés s’ouvrent encore plus. Je ne vois pas de limites dans cette hiérarchie. Il y a encore plein de marchés à développer comme l’Afrique, l’Inde, L’Amérique du Sud. Malheureusement, nos productions ont tendance à diminuer chaque année et la tension entre l’offre et la demande va croître.
Gerda : Autrefois, les châteaux commercialisaient la quasi-totalité de leur production en primeurs, est-ce que cette tendance est révolue ?
Emmanuel Cruse : Aujourd’hui, de moins en moins de volume de vin sont produits et les Châteaux mettent un plus faible pourcentage de leur production en Primeur : je trouve que c’est une erreur. C’est le rôle de la propriété de faire une bonne production et faire de bonnes mises en marché en Primeur. Ensuite, il faut laisser les négociants faire leur travail. Chacun a son propre rôle dans la filière. La tendance est aujourd’hui de vouloir tout contrôler.
Il ne faut pas se tromper, c’est un grand luxe que nous avons avec le système primeurs. Si on n’est pas satisfait du travail de son négociant, on a le choix en tant que propriétaire de lui retirer son allocation, tous les ans les châteaux ont de nombreuses demandes. Nous avons ce moyen d’agir et le luxe de choisir nos partenaires. Quant à nous, nous devons produire.
G : Comment voyez-vous l’inflation des prix des plus grands domaines ces dernières années ?
Emmanuel Cruse : Le Classement de 1855 est un club fermé de 61 membres. Il y a tellement de fortunes mondiales qui cherchent un quartier de noblesse que je ne vois pas comment les prix des plus grands domaines peuvent tomber. L’exceptionnel n’a pas de prix.
G : A Bordeaux, nous avons un système très particulier de Place. Ce système de distribution ouvert est-il un avantage pour les importateurs et distributeurs qui sont les clients du négoce ?
Emmanuel Cruse : C’est un système remarquable qui a fait ses preuves et qui donne beaucoup d’avantages aux importateurs et aux distributeurs. La preuve étant, beaucoup de vins hors Bordeaux veulent être distribués par la Place de Bordeaux.
G : Pour finir, avez-vous en mémoire le souvenir de vins qui ont marqué votre vie de grand dégustateur ?
Emmanuel Cruse : J’aimerais citer des exemples de moments inoubliables, ces grandes bouteilles deviennent intimement liées à l’instant vécu.
D’abord, un magnum du Château Latour 1928, l’année de naissance de mon père que nous avons bu le jour où j’ai présenté mon épouse à mes parents.
Un autre moment intense a été l’accueil de Mikhaïl Gorbatchev à d’Issan et c’est Monsieur Jean-François Moueix qui avait offert l’exceptionnel Pétrus 1989, année de la chute du mur.
Dernièrement, Château Lafite Rothschild 1889, que j’ai bu à l’aveugle et en tête à tête avec le Baron Eric de Rothschild. J’étais loin du compte sur le millésime, j’ai pensé que c’était un millésime beaucoup plus jeune !
Site Internet et Instagram
Gerda BEZIADE a une incroyable passion pour le vin, et possède une parfaite connaissance de Bordeaux acquise au sein de prestigieux négoces depuis 25 ans. Gerda rejoint Roland Coiffe & Associés afin de vous apporter avec « Inside La PLACE » davantage d’informations sur les propriétés que nous commercialisons.