Hubert de Boüard
Directeur Hubert de Boüard Consulting et Oeno-lab
Co-propriétaire Château Angelus
Rencontré par Gerda
Gerda : Pouvez-vous vous décrire en quelques lignes?
Hubert de Boüard : Je me décris d’abord comme un vigneron qui est né et qui a grandi à Angelus. Je ne suis pas seulement le fils de mon père, mais aussi quelqu’un de passionné aimant la vigne et le vin. Quand mon père a arrêté de travailler en 1985, j’avais 29 ans et j’ai pris les rênes d’Angelus après une formation d’œnologie. Je suis quelqu’un d’ambitieux, pas seulement pour Angelus, mais aussi pour ce métier de la vigne et du vin. Aujourd’hui, c’est ma fille Stéphanie de Boüard-Rivoal qui incarne Angelus et représente le reste de la famille à la propriété. C’est elle qui doit briller. Stéphanie a une incroyable volonté de réussir et elle mène une vie aussi large que multiple. Quant à moi, je me suis toujours engagé dans la vie collective et publique. Cela a commencé en étant président de l’école de mes enfants ensuite, j’ai eu de multitudes responsabilités au sein de l’appellation Saint-Emilion, au CIVB, à l’INAO. J’aime m’engager en défendant notre formidable profession. C’est une des raisons pour laquelle je suis consultant depuis 2001 et j’ai créé la société Hubert de Boüard Consulting. Aujourd’hui, c’est une entreprise de 7 collaborateurs qui compte également un laboratoire à Montagne Saint-Emilion. Je consulte 90 propriétés, pas seulement en France, mais aussi en Espagne, au Portugal, en Italie, au Liban, Afrique du Sud et en Côtes de Provence. Le consulting est un métier multifacette qui m’a certainement permis de comprendre encore mieux le métier.
J’ai été un des premiers pionniers sur la rive droite en commençant à voyager dans les années 80. Sur la rive gauche, c’était Jean-Michel Cazes. Mon premier voyage a été en Asie en 1987 où j’y retourne toujours 4 à 5 fois par an. En tant que vigneron, j’ai une base scientifique forte, mais j’ai aussi toujours eu une soif d’apprendre. Les voyages sont une source d’inspiration, de partage, d’échange et permettent de comprendre beaucoup mieux le marché en donnant une lecture transversale de notre beau métier. La connaissance de la vigne, du vin, du marché, accompagné de l’envie d’avancer et d’oser prendre des risques, sont les clés du succès d’Angelus.
Je me vois toujours vigneron et j’ai fait mon métier avec fierté en essayant tout le temps d’améliorer les pratiques. Par exemple, j’ai été un des premiers avec Jean-Bernard Delmas à introduire les tables de tri, mais aussi la régulation de température des cuves et le suivi parcellaire. À Angelus, nous avons une réflexion « vigne jardin » : « small is beautiful », car la vigne ne peut produire de beaux raisins, prémices incontournables à l’élaboration de grands vins, que si elle est en parfaite santé et se développe harmonieusement.
Terroirs, Vignes et Chais
Gerda : A Bordeaux, 2021 fut un millésime relativement équilibré avec de l’humidité. Cette année 2022 a été extrêmement chaude et sèche et aura sans aucun doute, marqué les vignerons Bordelais. Quels sont les principaux défis techniques auxquels Bordeaux va être confronté dans les prochaines années ?
Hubert de Boüard : Je ne lis pas dans le marc de café, mais je suis très sensible à la notion de climatologie, car nous vivons incontestablement des bouleversements météorologiques. Nous allons être confrontés à davantage d’aléas climatiques qu’il y a 70 ans avec plus de périodes de gel, d’orages, et de sècheresse. Récemment, nous avons connu 2 années antagonistes : 2021 et 2022. Le millésime 2022 s’en est tiré aussi bien, car la plante a une résistance incroyable et grâce à 2021, il y avait une bonne réserve d’eau. Mais cela serait une erreur de penser que tous les millésimes seront comme 2021 et 2022. Il faut essayer de comprendre et d’analyser ce qui s’est passé afin de ne pas subir le changement climatique. À Angelus, nous avons depuis 6 ans une équipe avec un pôle de recherche et de développement. Nous faisons des études sur le mildiou, les végétaux, les cépages résistants, le greffage, afin de mieux comprendre la vie et l’équilibre de la vigne. Nous avons fait une grosse réflexion sur les mycorhizes, car c’est dans les profondeurs du sol qu’elle va puiser son énergie et sa nourriture. Le mycorhize est un champignon fondamental dans le sol, symbiotique, qui va servir de guide et de mère nourricière à la plante.
La culture bio n’est pas la seule solution car dans le bio, l’utilisation du cuivre est une obligation, mais pour demain il faut être encore plus propre en pensant à la prochaine génération. De plus, les défis ne se trouvent pas uniquement au niveau du vignoble, ils sont également sociétaux et économiques. Nous devons aussi sortir d’un dogme caricatural que la vigne ne doit produire pas plus de 35 hl par hectare. Nous devons produire davantage, autrement c’est la mort annoncée de nos vignobles. Le vigneron ne doit pas abonder en se laissant influencer, ni subir, mais il doit trouver le binôme optimal entre lui et la nature de son vignoble. Ce dernier point est aujourd’hui le vrai gros défi.
Gerda : Quel(s) positionnement(s) souhaitez-vous pour votre marque ?
En Europe particulièrement, le changement climatique est au cœur des discussions, comment les propriétés les plus prestigieuses devraient-elles prendre en compte ces nouvelles préoccupations selon vous ?
Hubert de Boüard : Cela fait partie de la cohésion entre l’homme et la nature. En France, nous avons deux arcs : l’arc atlantique et l’arc méditerranéen. Les problèmes sont différents sur chaque arc de production. À Bordeaux, sur l’arc atlantique, nous n’avons pas connu de manque d’eau, sauf en 2003 et 2022. L’anticipation de ces cas extrêmes est un gros défi, car je ne crois pas un instant qu’il n’y aura plus de merlot, de cabernet sauvignon ou de cabernet franc à Bordeaux. Le bon cépage doit être planté sur le bon sol, avec d’une part les bons porte-greffes et d’autre part sur le bon endroit et cela reste pour Bordeaux des cépages bordelais. N’oublions pas que depuis 25 ans, nous n’avons pas connu de problèmes qualitatifs majeurs sur l’arc atlantique, sauf concernant la quantité de la production.
G : Vous avez créé votre société de consulting en 2001. Avez-vous fait évoluer le style des vins pour lesquelles vous intervenez ?
HB : Forcément, j’ai fait évoluer le style des vins pendant les 40 ans, c’est à dire tout le long de ma carrière. Dans mon métier de consulting, il y a plusieurs critères qui sont importants :
- Premièrement, la volonté du propriétaire. C’est lui qui définira le style de son vin. Je dois échanger avec lui, mais pas m’imposer.
- Deuxièmement, la diversité du sol du vignoble. C’est lui qui influencera le style du vin.
- Troisièmement, l’évolution de la société change aussi le style des vins. C’est pour cela que c’est important de voyager et d’aller à la rencontre des consommateurs. Dans le monde d’aujourd’hui, les gens vivent dans des appartements et n’ont plus de caves. On consomme davantage d’une façon hédoniste, on n’a plus envie d’attendre pour ouvrir une bouteille. Il faut donc faire des vins qui donnent du plaisir plus tôt et qui ont davantage de suavité, plus de fraîcheur, de finesse, d’équilibre et d’appétence avec moins d’extraction et de bois. Je ne parle pas d’un virage dans la vinification, mais d’un changement suite à une évolution de la société. Le mot-clé est harmonie, harmonie et harmonie ! Cela ne veut pas dire qu’il faut faire un Haut-Brion à Mouton, mais il faut changer la façon de vinifier pour évoluer vers l’élégance et la subtilité dans nos vins.
G : Pour un grand cru, le bio est-il obligatoire ? Ou chacun fait comme il veut ?
HB: Plus on est grand, plus on a un devoir vis-à-vis du consommateur et la prochaine génération. Il y a des erreurs importantes faites sur les plus grands sols dans le monde. Mais, pensez que le bio ou la biodynamie est la seule possibilité est une erreur fondamentale ; dans le bio il y a toujours le cuivre qui est un métal lourd. Néanmoins, c’est un pas dans la bonne direction et c’est important qu’il y ait une prise de conscience, même si elle n’est pas parfaite.
Mais encore, non ce n’est pas nécessaire d’être bio pour un grand cru. Plusieurs crus avancent très bien dans la protection sans être bio. Le bio est trop normatif et le monde souffrent de normes, car c’est trop limitant.
G : En 1982, 1990, ou même plus récemment 2009, 2010, les châteaux réalisaient de beaux rendements et des vins exceptionnels. Dernièrement, le sentiment prédominant est que cela n’est plus possible. Pour produire des vins d’exception, les propriétés sont-elles vouées à produire de faibles quantités ?
HB : Non, je ne crois pas. Aujourd’hui nous ne faisons plus de vendanges vertes et il y a une vraie réflexion autour du travail du sol, de la taille… Nous ne pouvons pas accepter que les Grands Vins fassent un rendement de 35 hl par hectare en moyenne. C’est un non-sens économique et physionomique de la vigne. Une grande propriété doit être capable de produire entre 40 et 65 hl par hectare.
Propriétés et marques
Gerda : Vous comme moi, sommes plutôt spécialisés dans les grands vins mais existe-t-il encore un avenir à Bordeaux pour les petits Châteaux ?
HB : C’est un vrai sujet. Il y a encore des négociants qui défendent des petits châteaux et des grands crus, mais c’est de plus en plus une exception. Il y a une adaptation obligatoire à faire dans le marché, car une partie des petits châteaux sont orphelins.
G :Vous avez parcouru le monde et ses vignobles au cours de votre carrière, Bordeaux a-t-il toujours beaucoup d’atouts ?
HB : Oui, sans hésitation car nous avons une histoire extraordinaire et le monde des Grands Vins se fait par ces histoires. Bordeaux est capable de produire de la grande qualité, en grande quantité. Bordeaux a aussi des « petites idées » qui sont copiées dans le monde entier. Bordeaux doit prendre la mesure de ses ambitions et comprendre la compétition qui est féroce. De plus, plus on est grand, plus il faut être dans la compétition et ne pas s’endormir.
G : Que pensez-vous du système de notation des vins aujourd’hui ?
HB : Le système de notation est arrivé par Parker avec le millésime 1982. Le monde des critiques du vin a été dominé par 4 ou 6 journalistes anglais. Le vrai bouleversement a été Parker avec les notes, qui a tenu pendant 30 ans, jusqu’en 2010. Ce n’était jamais arrivé dans le monde qu’un homme à lui seul ait autant de pouvoir sur les crus. Aujourd’hui, il y a 20 à 30 journalistes ayant une importance et qui notent les vins, il n’y a plus de domination. C’est une situation plus sereine pour les crus. Les notes resteront importantes car elles vous « boostent ».
G : La hiérarchie « qualité, désirabilité, et prix » entre grands crus bordelais vous semblent-elles encore ouvertes aux évolutions de nos jours ?
HB : Oui, sans aucun doute, parce que de nombreuses personnes rêvent de consommer des grands crus. Il y a des gens de plus en plus riches qui se trouvent en Inde, en Australie et partout dans le monde. La désirabilité des grandes marques est sans limite. Je crois donc que Bordeaux peut continuer à faire des grands vins avec sérénité, sauf que cela ne se fait pas tout seule. Regardez Bernard Arnault avec LVMH : il a toujours 3 coups d’avance !
Bordeaux doit travailler à l’attirance des jeunes gens. Aujourd’hui, cette élite est davantage tournée vers le Bourgogne. Ce n’est pas seulement le style du vin qui les attire : fraîcheur, tension .. mais aussi la façon dont les Bourguignons communiquent : ils sont davantage dans le partage, une forme de simplicité et de convivialité. Bordeaux brille peut-être un petit peu trop pour ces jeunes consommateurs qui ont un besoin de retourner aux fondamentaux de la vie, à l’authenticité des terroirs. Angelus s’inscrit dans ces valeurs et veut prolonger l’expérience gustative. Pour ce faire, nous venons d’acquérir une ferme de 9 hectares à Saint-Loubès. Elle a été baptisée « 1544 », hommage à l’histoire de la famille qui s’est implantée dans la région dans cette année. Légumes de saison, fruits frais, mais aussi volaille, céréales et champignons viendront alimenter les cuisines des restaurants de la famille de Boüard.
G : Qu’est ce qui, selon vous, caractérise une propriété d’exception ?
HB : Les fondamentaux pour une propriété d’exception sont : l’identité et la qualité du vin. Son ADN c’est un style unique qui ne peut pas être produit ailleurs. C’est l’incarnation d’un produit. Un savoir-faire aussi dans la communication qui prend tout son sens pour le consommateur final en essayant d’expliquer « pourquoi Angelus est une propriété d’exception, différente, sur laquelle l’humain intervient et fait des gestes ancestraux et pourquoi le vin est cher ?». Une propriété doit être incarnée et pas déshumanisée.
La distribution aujourd’hui et demain
G : Autrefois, les châteaux commercialisaient la quasi-totalité de leur production en primeurs, est-ce que cette tendance est révolue ?
HB : Je n’ai pas de conseil à donner à Angelus. Quand je suis arrivé, la tendance était de tout vendre en Primeur pour toutes les propriétés vendues par la Place. Cette tendance est révolue aujourd’hui. Beaucoup de propriétés gardent pour mettre le vin plus tard sur le marché. Angelus 2008 est actuellement extraordinaire et c’est important de le montrer au marché 15 ans plus tard, donc oui, c’est bien de ne pas mettre tout en primeur. Néanmoins, il faut garder un équilibre entre les Primeurs et les sorties livrables.
G : Comment voyez-vous l’inflation des prix des plus grands domaines ces dernières années ?
HB : Il y a une inflation des prix partout et pas seulement à Bordeaux, mais aussi en Italie, en Bourgogne. Acheter du foncier est une sécurité et le risque n’existe pas en achetant un domaine d’exception. Mais… il faut se méfier, car les arbres ne montent pas au ciel et les prix peuvent aller de 4 voire 15 millions d’euro par hectare.
G : A Bordeaux, nous avons un système très particulier de Place. Ce système de distribution ouvert est-il un avantage pour les propriétés ?
HB : C’est un avantage, si les négociants sont transparents et de vrais partenaires avec la propriété. La propriété doit être capable de s’organiser sans crainte. C’est elle qui doit faire la promotion de ses vins. Si elle ne le fait pas, elle va mourir. C’est une évolution du marché d’aujourd’hui. À Angelus, nous avons 7 personnes qui sont sur le marché et qui se rendent disponibles aux négociants et à leurs clients. Ce n’est pas seulement nous, aussi le négociant qui doit passer notre message et nous dire où nous pouvons aller pour promouvoir nos vins dans des endroits d’exception. Il est très important pour nous d’avoir une relation forte avec le négociant.
Nous ne souhaitons plus faire des dîners de 100 personnes. Nous visons davantage des dîners privés de 10 personnes.
G : Nous constatons un intérêt du marché pour l’arrivée sur la Place, de vins produits hors de Bordeaux ces dernières années. Comment expliquez-vous cette tendance ?
HB : La Place est l’amplificateur des marques et des images. Les propriétés italiennes, américaines sont sensibles à cette résonance que la Place de Bordeaux offre à leurs marques. Bordeaux restera le leader, mais je suis plus réservé sur la vitesse et le nombre des crus qui arrivent. Il n’y a pas de problème pour les crus qui ont une forte notoriété mais pour les moins connus il y a un vrai danger pour le système.
G : Pour finir, avez-vous en mémoire le souvenir d’un ou de plusieurs vins qui a (ou ont) marqué votre vie, en tant que grand dégustateur ? Pourriez-vous nous décrire votre émotion ?
HB : j’aimerais mentionner un millésime, c’est le 1989. C’est un style de vin que j’aime beaucoup. Il a une quadrature, des tannins raffinés et surtout, il donne un plaisir immense, c’est pas simple de se limiter à un verre avec ce millésime, un verre en appelle rapidement un autre ! Il est formidable !
Si je dois mentionner un vin, c’est un magnum de Henri Jayer : Vosne-Romanée Cros Parantoux 1995. Je l’ai bu avec Michel Bettane et je garde un souvenir de raffinement d’un pinot exceptionnel de cerise noires. Ce sont ces émotions qui font la différence entre un grand vin et un vin d’exception, ce sont des vins avec une âme.
G : Pourriez-vous dire quelques mots sur le millésime 2022 ?
HB : 2022 est certainement un millésime hors du commun parce que jamais avant, même dans des grandes années comme 1945, 1947, nous avons eu une telle sècheresse. Nous avons eu 4 mois sans pluies, mais la vigne a eu une capacité incroyable de résistance. Ce sont les sols avec de bons enracinements qui ont résisté le plus. C’est certainement un millésime d’anthologie. Même la plus « mauvaise » cuve que j’ai dégustée dans mon travail de consulting est bonne. Le merlot n’est pas flétri, il a un excellent pH, autour de 3.6, avec une bonne fraîcheur et un équilibre parfait. C’est un des plus grands millésimes de ma mémoire à Bordeaux tant sur la rive droite que sur la rive gauche. Cette conjonction exceptionnelle d’événements climatique a conduit à un vin unique qui va sûrement conduire à un millésime immense et mémorable.
Gerda BEZIADE a une incroyable passion pour le vin, et possède une parfaite connaissance de Bordeaux acquise au sein de prestigieux négoces depuis 25 ans. Gerda rejoint Roland Coiffe & Associés afin de vous apporter avec « Inside La PLACE » davantage d’informations sur les propriétés que nous commercialisons.