Gonzague Lurton
En poste depuis 31 ans
Rencontré par Gerda au Château
Château Durfort Vivens
2nd Grand Cru Classé, Margaux
Gerda : Parlez-nous de vous…
Gonzague Lurton : Je suis né et j’ai grandi ici à Margaux au sein d’une famille nombreuse. Je ne pense pas être quelqu’un de créatif dans le sens de faire les choses différemment simplement pour être différent. Mon approche viticole est surtout une approche humaine qui a été initiée par mon frère Thierry. Nous avons grandi ensemble, entourés par la nature, à courir dans les prairies et à grimper dans les arbres. Au début, nous ne nous en rendions pas compte car nous étions des enfants, mais cette nature a disparu dans les années 70. La faune, les insectes et la biodiversité en général ont disparu.
J’ai hérité de Durfort Vivens en 1992, alors que j’avais 26 ans. Ayant fait des études de commerce, je n’avais pas les compétences techniques pour gérer une propriété viticole. J’ai donc décidé d’aller à l’université pour apprendre la viticulture. À Durfort-Vivens, je faisais tout à l’époque : conduire le tracteur, effectuer la mise en bouteille, etc. Mon frère Louis, ancien propriétaire du Château Haut Nouchet, a été l’un des pionniers du bio à Bordeaux dans les années 1990. Cependant, le bio n’était pas vraiment ma « tasse de thé ». Je trouvais souvent une rusticité dans les vins bios.
J’ai rencontré Alain Moueix, du Château Fonroque, qui m’a posé la question : « Pourquoi ne t’intéresses-tu pas à la biodynamie ? » Il m’a expliqué que la cette dernière apporte une dimension céleste qui élève le vin. Pour être honnête, au début, je n’étais pas très convaincu car il y a une dimension irrationnelle dans la biodynamie. Mais tout a changé en 2008, lorsque j’ai participé à la dégustation BiodyVin, qui a lieu chaque année pendant les primeurs au Château Fonroque. Ce n’était pas seulement une question de qualité, j’ai trouvé dans tous les vins une tension magnifique. Ces vins correspondaient à mes attentes, et je me suis dit que si la biodynamie fonctionnait pour les autres, elle pourrait également fonctionner pour moi. J’ai donc décidé de m’engager dans cette voie en 2009 (Durfort-Vivens est certifié Demeter depuis le millésime 2016). Tout cela a considérablement changé ma façon de travailler. Il faut plonger dans la biodynamie, comprendre ce qu’elle apporte et être proche du produit. Ce n’est pas une démarche philosophique ; nous restons des agriculteurs. Au début, je ne cherchais pas la certification, mais finalement, j’ai voulu pouvoir prouver ce que nous faisions. Mon cousin Jacques Lurton m’a appris beaucoup de choses sur la protection de l’oxygène pour les vins blancs. Grâce à lui, nous avons commencé à réduire le niveau d’oxydation pendant l’élevage, ce qui rend nos vins rouges plus éclatants. J’ai lancé l’idée de faire à titre d’essai une cuvée sans soufre ajouté avec un élevage long. Mon directeur Leopold Valentin n’étant pas à l’aise de le faire avec la barrique, nous avons commandés deux jarres en terre cuite Tava R pour le millésime 2017. Je me rappelle encore très bien quand j’ai goûté ce vin après quelques mois d’élevage. Les tannins étaient crémeux, sans sécheresse, et il y avait une grande différence aromatique par rapport à la barrique. Le vin évolue moins vite dans les jarres, il garde sa structure tannique mais celle-ci est plus douce. En 2018, j’ai donc acheté 50 jarres. En septembre, pendant le premier jour de vendanges, qui étaient particulièrement compliquées pour les viticulteurs bios en raison du mildiou, j’ai rencontré Thomas Duroux ; nous faisions face l’un et l’autre à une toute petite récolte. Il commençait à vendanger les merlots à Palmer et me dit qu’il ramasserait chacun des raisins de la propriété. Sur le chemin entre Palmer et Durfort, je pris la décision de faire de même et de passer dans toutes les parcelles quelqu’en fusse le rendement…. Nous avons fait moins de 10 hl/ha. Lorsque les beaux raisins qui restaient sont arrivés dans le cuvier, j’ai décidé de tout vinifier dans les jarres. Je me rappelle encore la remarque de Leopold : » Comment vinifier dans les jarres ? Comment décuver et faire des remontages ? Léopold est enthousiaste avec un formidable esprit pratique. A chaque nouvelle idée il répond par des solutions que l’on peut mettre en place immédiatement. Finalement nous avons tout fait intégralement à la main sans électricité (pigeage, décuvage avec des passoires à spaghettis, pressurage manuel). C’était une expérience extraordinaire et très intéressante. Quand on se lance, il faut assumer et ensuite comprendre ce qui s’est passé. C’est la richesse d’une vie.
Gerda : Quels sont les principaux défis auxquels vous êtes confrontés personnellement, dans la pratique de votre métier ?
Gonzague Lurton : Être cohérent dans ma gestion et en même temps avoir une grande capacité d’adaptation face aux évolutions climatiques. Parfois, j’ai l’impression que nous, les agriculteurs, cherchons à apporter une réponse technique agronomique à tout. Souvent, la science enferme les problématiques dans des cadres, mais il ne faut pas se limiter à cela. Le monde est bien plus complexe que ce que l’on pense.
Je veux être capable de maîtriser les choses, mais je ne veux pas me restreindre à ce que je comprends. En d’autres termes, il est essentiel d’être plus ouvert que notre modèle basé sur les mathématiques. Nous devons être à l’écoute de la Nature. Pour résumer, je pense être quelqu’un de pragmatique et ouvert aux surprises.
Vendanges 2022
Gerda : Pourriez-vous me donner un souvenir des vendanges 2022 ?
Gonzague Lurton : Comme tout le monde, nous avons commencé à vendanger en septembre. 75% de la récolte a été rentrée durant ce mois. Pour les 25% restants, Leopold et moi avons pris le risque d’attendre. Les pluies sont arrivées le 8 octobre, et le 12 octobre nous avons fini de rentrer les dernières parcelles des très beaux cabernet sauvignon. Il ne faut pas oublier que seulement les jeunes vignes ont connu le stress. Les vieux pieds ont bien résisté. Quant au stress, nous sommes habitués à cela avec notre propriété Acaibo dans le Sonoma Valley en Californie. Quelques fois, il faut garder la tête froide et ne pas se laisser influencer par les décisions des voisins !
Durfort Vivens aujourd’hui et demain
Gerda : Quel(s) positionnement(s) souhaitez-vous pour votre/vos marque(s) ?
Gonzague Lurton : Durfort Vivens est un 2ème Grand Cru Classé, mais nous n’avons pas encore atteint cette reconnaissance. Notre objectif est de ramener le cru à son rang légitime. Être inclus dans le classement de 1855 demande beaucoup de travail, c’est un défi énorme. Ce classement a été le premier du genre dans la quête de la qualité ultime et il possède une signification historique. Même si de nombreuses choses ont évolué au cours des 150 dernières années, ce classement reste une référence appréciée par les amateurs de vin. C’est un repère important.
Durfort Vivens est un bon exemple de la façon dont nous sommes confrontés au défi d’être à la hauteur du classement de 1855. Pendant longtemps, nous avons été en retrait. Si je ne parviens pas à obtenir la reconnaissance de Durfort Vivens en tant que 2ème Grand Cru Classé, je suis convaincu que mes enfants y parviendront. C’est une ambition qui nous anime et qui nous pousse à donner le meilleur de nous-mêmes.
G : En quoi vos vins se distinguent, et sont uniques ?
GL : Nos vins se distinguent et sont uniques car ils sont l’expression d’un terroir exceptionnel. Nous mettons l’accent sur la préservation de cette expression unique en évitant de la diluer avec une utilisation excessive de techniques viticoles et œnologiques. Nos sols jouent un rôle clé dans la qualité de nos vins. Tout le caractère de nos vins réside dans notre sol vivant.
Pendant la période de mon père, Lucien Lurton, qui est décédé à l’âge de 97 ans en mars 2023, jusqu’au début des années 1980, il était difficile de vivre de nos vignes. Il n’a pas investi pour l’argent, mais parce qu’il croyait en la singularité de notre terroir. Il était visionnaire, car à son époque, de nombreuses personnes ne réalisaient pas la richesse des terroirs du Médoc. Ainsi, nos vins se distinguent par leur authenticité et leur lien profond avec notre terroir. Ils capturent l’essence même de notre domaine et offrent une expérience gustative unique à ceux qui les dégustent.
G : Sur quels projets futurs travaillez-vous en ce moment ? (Techniques, marketing, ou commerciaux)
GL : Nous sommes actuellement engagés dans plusieurs projets passionnants à Durfort Vivens. Mon rôle a beaucoup évolué au fil du temps. Au début, en 1992, j’étais encore au volant du tracteur. Aujourd’hui, je me considère davantage comme un chef d’orchestre qui coordonne de nombreux projets.
Nous souhaitons réaliser une cartographie très précise de nos vignes afin d’être encore plus proches d’elles. Nous avons l’idée de fournir des outils connectés à l’équipe. Par exemple lorsqu’un vigneron se trouvera à proximité d’une vigne et que le bracelet clignote en rouge, cela signifie qu’il doit l’entretenir d’une certaine manière. Nous allons encore plus loin que l’approche inter-parcellaire en travaillant pied par pied. Ce projet s’étalera sur les 10 à 15 prochaines années. Il s’agit de viticulture de précision, un mélange entre approche agricole et haute technologie, qui repousse les limites de notre connaissance du terroir. Personnellement, je préfère travailler avec des drones plutôt qu’avec des chevaux. J’aime être dans notre époque, entouré de personnes motivées et gérer des projets passionnants.
En ce qui concerne les aspects commerciaux et marketing, nous avons une équipe de 8 personnes dirigée par Arnaud Boutin, qui travaille pour toutes nos propriétés : Durfort Vivens, Ferrière, Haut Bages Libéral, La Gurgue et Acaibo. Nous nous occupons nous-mêmes de tout le marketing et de la relation avec la presse. Parmi l’équipe commerciale et marketing, nous avons trois représentants pour l’Europe, la Chine et les États-Unis. Les deux derniers sont basés sur place. Nous essayons de ne pas être un fardeau pour les négociants, mais d’aider nos partenaires à assurer une bonne distribution. C’est une période très intéressante pour nous tous, où la Place de Bordeaux est de plus en plus convaincue qu’elle n’a rien à craindre de notre part. Il est essentiel de travailler main dans la main. La Place de Bordeaux est une biodiversité commerciale, dotée d’une grande force de distribution. Chaque négociant apporte son talent. De plus en plus de jeunes se lancent dans ce domaine. Malgré les dangers du monde, il ne faut pas avoir peur. Nous vivons une période fascinante et enrichissante.
Il est important d’être dans la dynamique et de rester ancré dans la réalité de l’agriculture, sans forcer mais en insistant sur notre vision. Nous ne sommes pas arrogants et nous cohabitons avec nos voisins dans le Médoc. Mon père est parti, mais mes enfants sont sur le point d’arriver, car nous nous inscrivons dans la durée.
Le commerce
Gerda : Quelles sont vos priorités en termes de développement commercial ?
GL : Nous accordons une grande importance au développement commercial de nos vins. En collaboration avec Arnaud Boutin, nous avons réalisé un travail approfondi pour identifier les pays et les segments où nos vins sont distribués. Notre objectif est d’être présents dans tous les endroits qui valorisent nos marques, car nos vins deviennent des marques dès qu’ils quittent le chai. Je souhaite que les équipes agricoles et techniques parlent de nos marques de la même manière. Il est essentiel de créer une cohérence entre l’équipe commerciale/marketing et ces équipes, même si cela peut parfois être difficile à faire comprendre.
Notre distribution est encore faible aux États-Unis et en général dans les pays anglo-saxons, mais nous travaillons activement pour renforcer notre présence dans ces régions. Il est très important pour moi d’avoir une distribution solide, cohérente, visible et d’être présent partout où nos vins sont appréciés.
G : Quels supports d’aide à la vente sont à disposition des distributeurs pour promouvoir vos vins ?
GL : Nous disposons d’un site internet, G&C Lurton Estates, et nous sommes présents sur tous les réseaux sociaux. De plus, nous bénéficions d’une équipe formidable tant au niveau marketing que commercial. En outre, mon épouse Claire, moi-même et Léopold sommes toujours prêts à nous rendre disponibles pour soutenir nos distributeurs. Nous mettons à leur disposition tous les outils nécessaires pour promouvoir et mettre en valeur nos vins.
G : A quels millésimes le marché devrait s’intéresser ? et pourquoi ?
GL : Je trouve que le 2017 est top ! De même que le millésime 2014, qui a marqué notre transition vers la viticulture biologique. Il possède une splendide brillance. Quant au millésime 2016, le premier réalisé en biodynamie, j’adore ses arômes, où l’on peut même retrouver des notes de fleurs blanches. Récemment, j’ai redécouvert le millésime 2015, un vin riche mais doté d’une structure tannique veloutée. C’est un vin qui procure du plaisir et qui se boit avec aisance avec une grande buvabilité.
G : Prévoyez-vous des sorties commerciales ou mises en marché dans un futur proche ?
GL : Il y a deux ans, j’ai procédé à une mise en marché du millésime 2009. Mon objectif est de le faire une fois par an, si les conditions économiques le permettent. Je n’ai ni le désir ni le besoin de forcer nos partenaires.
G : Avez-vous des stocks que nos clients pourraient travailler ?
GL : Je vends principalement en primeur, entre 80 et 90 % de la récolte. En 2021, j’ai même vendu un peu trop. Je souhaite reconstituer mes stocks car il est important de nourrir le marché pour les 5 à 10 prochaines années.
Bouteille de coeur
Gerda : Si vous aviez une seule bouteille de cœur ?
GL : C’est le millésime 2018 pour lequel je garde à la fois un souvenir douloureux par la plus petite récolte jamais faite à la propriété, moins de 10 hl/hc mais aussi un souvenir humain extraordinaire car nous avons vinifié toute la récolte en jarres. C’était une expérience riche et inoubliable.
Gerda BEZIADE a une incroyable passion pour le vin, et possède une parfaite connaissance de Bordeaux acquise au sein de prestigieux négoces depuis 25 ans. Gerda rejoint Roland Coiffe & Associés afin de vous apporter avec « Inside La PLACE » davantage d’informations sur les propriétés que nous commercialisons.