Inside La Place « Mon défi quotidien est d’aller toujours dans les détails »

Fabien Teitgen

Directeur Général, ingénieur agronome et œnologue

Château Smith Haut Lafitte

Grand Cru Classé, Pessac Leognan


GB : Pouvez-vous présenter votre parcours ?

Fabien Teitgen : Mon parcours est assez simple. Je suis Lorrain d’origine, une région industrielle, mais une partie de ma famille a travaillé dans l’agriculture. Notamment, mon arrière-grand-père qui possédait des vignes et des arbres fruitiers. Il était distillateur et bouilleur de cru. J’ai souvent passé du temps avec lui en savourant la petite goutte de mirabelle qui tombait de l’alambic. Cela m’a donné envie de travailler dans l’agriculture ou dans la forêt, d’autant plus que mon père a toujours travaillé dans le secteur forestier. J’ai donc vite pris la décision de m’orienter vers l’agronomie. Pendant mes études, j’ai rencontré des personnes spécialisées dans la viticulture et l’œnologie, et j’ai découvert qu’il était possible d’apprendre à faire du vin, alors qu’initialement le vin me semblait inaccessible. J’ai commencé à m’intéresser à sa culture, car le vin découle d’une production très spécifique, d’un processus long commençant avec la terre pour devenir un produit transformé, prêt à être consommé et partagé.

La production viticole permet un lien direct avec un produit fini, ce qui est extrêmement important pour moi. J’aime cette relation charnelle de la plante au verre. J’ai effectué mon stage de fin d’études à Bordeaux, à Canon La Gaffelière. J’ai rejoint Smith Haut Lafitte en octobre 1995 comme chef de culture pendant 6 ans, puis en tant que directeur technique. Aujourd’hui, je suis également directeur général. J’ai suivi toutes les évolutions au sein de cette propriété : le rachat du Château du Thil, la participation au Château Beauregard et au Château Saint Robert ainsi qu’en Sauternes, puis plus récemment, supervisant l’acquisition de Cathiard Vineyard dans la Napa Valley.

GB : Quels sont les défis personnels dans la pratique de votre métier ?

FT : Le véritable enjeu d’aujourd’hui, et qui le sera encore plus demain, réside dans la viticulture. Sans de beaux raisins, nous ne pouvons pas produire de beaux vins. Mon défi quotidien est d’aller toujours dans les détails. Je me lève chaque jour avec l’objectif de produire un beau vin, et de faire encore mieux demain. Cette amélioration se fera si nous avons le souci du détail. Un autre défi est de trouver des personnes désireuses de travailler dans la vigne, car aujourd’hui il y a malheureusement un désintérêt pour l’agriculture. C’est dommage, car c’est un métier fantastique. Produire un meilleur vin ne consiste pas simplement à ajouter toujours plus. C’est plutôt un travail sur l’harmonie, l’élégance et l’intégration globale d’un tout.

C’est une progression horizontale. Je travaille pour des propriétaires, Florence et Daniel Cathiard, qui ont énormément d’idées et d’énergie. C’est stimulant de travailler avec eux et pour eux, car ils nous permettent de réaliser de nombreuses choses, comme ce beau projet en Napa. Nous ne sommes pas limités par la tradition ou les règles tant que nous adoptons une démarche positive et qualitative. Dès qu’ils ont ou que nous avons une intuition, nous la mettons en œuvre et lançons cette idée. Nous sommes engagés dans une dynamique d’évolution, de remise en question permanente et de recherche de progrès : cela favorise la créativité et la progression. Cette curiosité de la part de Florence et Daniel est un véritable moteur pour faire progresser les propriétés.


CULTURE DE LA VIGNE

GB :  Dans quel état d’esprit abordez-vous les évolutions climatiques ?

FT : De manière circonspecte mais toujours positive. Le temps change et évolue, donc il faut savoir s’adapter. En même temps, une année comme 2022, marquée par la sécheresse et la canicule, montre que la vigne, bien cultivée à Bordeaux, possède une résilience très forte. Cela me rassure davantage sur l’impact de la chaleur, qui était une source d’inquiétude auparavant. Nous devons nous adapter, mais nous avons encore un peu de temps pour le faire. Nous avons quelques idées pour cela: adaptation des porte-greffes, des cépages, des modes de taille et de conduite de la vigne.

Pendant des années, nous avons cherché à capter la lumière pour améliorer la maturation de nos raisins. Peut-être que demain, comme nous le faisons à Napa, nous devrons chercher de l’ombre pour protéger les raisins et retarder la maturation. Il existe des pistes et il faut regarder vers des pays plus chauds que le nôtre.

Un autre point essentiel pour moi est la relation entre la vigne et le sol, ainsi que la vie entre les deux. Si nous parvenons à avoir des vignes aux racines profondes qui explorent et sont en équilibre avec le sol, celui-ci peut aider la vigne à faire face au stress de la chaleur et de la sécheresse. Nous l’avons constaté en 2022 ! Ce sont des pistes que la nature nous a montrées dans ce millésime et auxquelles nous devons nous attacher pour adapter la vigne et sa culture à Bordeaux

GB : Vous avez une solide expérience de 30 ans ici à Smith Haut Lafitte, quels sont les plus gros changements depuis votre arrivée ?

FT: C’est bien sûr le changement climatique, mais aussi l’évolution de nos objectifs. Aujourd’hui, nous visons à produire des vins plus précis et plus identitaires du terroir. Nous avons un niveau d’exigence beaucoup plus élevé qu’il y a 30 ans. Cela change radicalement notre façon de travailler et nous oblige à porter un regard plus pointu sur la viticulture. Nous n’avons plus un cahier des charges unique pour le vignoble, mais nous nous adaptons à chaque parcelle voire à chaque zone dans la même parcelle. Il faut comprendre ce dont la plante et son sol ont besoin. En utilisant notre connaissance de cette relation et en l’optimisant, nous pouvons obtenir des raisins de grande qualité et très caractéristiques. Nous devons nous adapter en fonction du comportement de la vigne en relation avec son sol.

GB : Vous travaillez vos parcelles des blancs avec les chevaux, pourquoi seulement les blancs et quels impacts ont-ils sur le sol ?

FT : Cette démarche était à l’origine une décision pragmatique. Les coteaux des blancs ici sont constitués de graves argileuses. Nous avons des sources, notamment celles appelées Les Sources de Caudalie. Le sol est relativement humide et donc excessivement sensible à la

« compaction ». Le travail de ce terroir par des chevaux a commencé dès 1998 ! Nous avons rapidement constaté que le sol est beaucoup moins compacté par le travail du cheval que par un tracteur, qui est plus lourd. Le cheval ne pose pas toujours son pied au même endroit. Nous n’utilisons pas exclusivement les chevaux pour tous les travaux, comme le rognage par exemple. C’est une pratique qui nous permet simplement de limiter les passages de tracteurs et cela a permis de régénérer le sol de manière très intéressante. Grâce à la culture avec des chevaux et à l’enherbement, nous n’avons plus d’érosion dans ces parcelles et les structures des sols sont bien meilleures qu’auparavant. Nous n’avons pas étendu le travail avec les chevaux partout, car cela n’est pas nécessaire pour des sols peu sensibles à la compaction,  je veux avant tout rester pragmatique.

GB : Depuis 2019, SHL est certifié en agriculture biologique, pourquoi avez-vous fait ce choix ?

FT : La culture biologique est centrée sur la relation entre la plante et son sol. C’est un écosystème vivant qu’il faut gérer. En ce qui concerne la fertilisation, nous n’apportons pas de nourriture directement à la vigne. Nous apportons du compost au sol et tous les organismes vivants du sol nourrissent la vigne. L’agriculture biologique favorise grandement la vie du sol.

GB : Ce mode de conduite est de plus en plus critiqué à cause de l’utilisation du cuivre..

FT : Oui, et nous avons considérablement réduit son utilisation par rapport à nos grands-pères. Ils utilisaient en un traitement ce que nous utilisons maintenant pendant toute l’année. Le cuivre est un métal lourd qui ne se dégrade pas, et il ne faut pas en utiliser beaucoup car cela peut intoxiquer le sol. Le taux que nous utilisons aujourd’hui, même dans une année humide comme en 2023, n’est pas préoccupant, et nous surveillons de près nos sols. Notre objectif est de maintenir ceux-ci vivants, riches en humus, pour laisser un capital à la génération suivante.

GB :  Comment quantifiez-vous le caractère vivant de vos sols ?

FT : C’est une excellente question. Je n’utilise pas de méthode quantitative pour cela. C’est plutôt une perception qualitative basée sur ce qui pousse. Certaines plantes indiquent quand il y a un problème. De plus, lors de l’observation pendant le labour, nous pouvons avoir une idée de l’état du sol. Nous labourons le moins possible car le maintien de l’enherbement est une méthode plus efficace pour aérer le sol, comme c’est souvent le cas dans la nature. Il faut essayer de travailler avec la nature et d’en tirer les avantages dont nous avons besoin. Je préfère laisser pousser les plantes qui se développent spontanément plutôt que de semer, afin de mieux comprendre le sol. Lorsqu’il y a une grande variété de plantes et de vers de terre, nous savons que le sol est vivant. C’est le bon sens paysan qui, pour moi, est plus important qu’une analyse en laboratoire.

GB : En 1982, 1990, ou même plus récemment 2009, 2010, les châteaux réalisaient de beaux rendements et des vins exceptionnels. Dernièrement, le sentiment prédominant est que cela n’est plus possible. Pour produire des vins d’exception, les propriétés sont-elles vouées à produire de faibles quantités ?

FT : Je ne le vois pas ainsi, car je suis un éternel optimiste en ce qui concerne la nature et ce qu’elle peut nous offrir. Les vins exceptionnels sont un cadeau de la nature. Pour moi, il est tout à fait possible qu’un jour, toutes les planètes s’alignent parfaitement et qu’il n’y ait aucun problème climatique, permettant à la fois de réaliser un grand millésime qualitatif avec de beaux rendements. Ce que nous constatons avec les événements climatiques, c’est qu’il y a plus d’accidents qu’auparavant, comme le gel, les fortes pluies en mai et juin, la sécheresse, voire la grêle. Cela affecte la quantité mais pas nécessairement la qualité. Nous parvenons même sous ces conditions à produire des vins de grande qualité, très représentatifs de leur terroir. Certes, sur le plan économique, ce sont des millésimes plus difficiles. Mais je ne suis pas fataliste. Les temps changent, les choses évoluent, et ces changements ne seront pas toujours un problème.


La Révolution Technique

GB : Vous avez mentionné l’identité de SHL, a-t-elle changé depuis 30 ans ? 

FT :Non, son identité n’a pas changé. Nous l’avons simplement exprimée différemment et de manière plus aboutie. Tous les travaux que nous avons réalisés dans la vigne ont permis d’accentuer le caractère typique de nos raisins. L’identité de SHL se traduit dans le vin rouge par une complexité aromatique étroitement liée aux graves, notamment la fumée. C’est un caractère empyreumatique (ce mot caractérise une grande famille d’arômes de brûlé telle que le tabac, la fumée, la torréfaction, le caramel, le pain grillé, le poivre…). Il ne faut pas oublier que notre terroir est composé à 30 % d’argile-calcaire, ce qui confère au vin une sensation plus fraîche, puissante et structurée, caractéristique importante du SHL actuel. Nos vins présentent une grande densité, avec de belles textures veloutées grâce à la maturité exceptionnelle de nos cabernets sauvignons sur les graves. Quant à nos blancs, ils représentent une combinaison presque impossible à reproduire. Ils sont à la fois riches et puissants, tout en étant cristallins, salins et d’une grande délicatesse. C’est vraiment le propre de SHL, où les sauvignons blancs sont plantés sur des graves argileuses.

GB : Depuis le rachat par Florence et Daniel, de nombreux investissements ont été réalisés dans la propriété afin d’améliorer la qualité des vins. Dans quel domaine peut-on encore faire des progrès ? 

FT : Le progrès n’est pas une course verticale, mais plutôt une évolution d’adaptation. Il faut s’adapter au temps, à une viticulture en constante évolution. La technique n’est qu’un outil. La qualité du vin est déterminée dès la coupe du sécateur. Techniquement, il y a parfois des avancées réalisées par des machines qui peuvent améliorer la qualité. Mais il existe des progrès techniques qui peuvent permettre de produire de meilleurs vins. L’avant-dernier grand pas en avant a été la mise en place du tri optique, qui a permis d’éliminer tous les petits défauts végétaux de la vendange. La dernière avancée, qui n’est pas encore tout à fait achevée, concerne l’éraflage. Un mauvais éraflage peut endommager les raisins, altérer la vendange et dénaturer le fruit. Si l’éraflage préserve entièrement la grappe et la baie, cela offre des possibilités impressionnantes pour les vins rouges. Aujourd’hui, le progrès se fait dans de nombreux détails. Je ne crois plus en une révolution, mais en une évolution dans les détails. Parfois, moins on fait, mieux c’est. À SHL, nous produisons également du blanc, et cette activité nous fait progresser dans la production de rouge, car pour élaborer du blanc, une rigueur technique extrême est nécessaire.

GB : Vous êtes également responsable de Cathiard Vineyard en Californie, racheté en janvier 2020. En tant que technicien renommé, quelle expérience vous apporte-t-elle ? 

FT :Ce rachat oblige de faire un reset. Nous sommes sur une autre partie du monde, même si les cépages sont identiques. Il y a une majorité de cabernet sauvignon, il faut se demander : « comment cultive-t-on la vigne ici ? ». Les porte-greffes, les écartements ne sont pas les mêmes, on fait de l’ombre sur les grappes. Il faut se remettre en question. C’était pour moi la chose la plus forte de mon expérience depuis ce rachat. Je m’éclate en me posant toutes ces questions. Quand je suis arrivé, nous nous sommes dit « nous n’allons pas faire un SHL en Californie. Nous allons faire un vin Californien avec notre sensibilité Bordelaise. » Nous avons replanté des parcelles, mais pas à 10 000 pieds par hectare, comme c’est le cas ici. Nous les avons plantées à l’Américaine (plus faible densité et « canopy » ouverte).

Nous y sommes allés pour découvrir un nouvel endroit, trouver sur place des bonnes façons de cultiver la vigne, trouver un lien avec le sol et exprimer une nouvelle identité. Avoir deux propriétés dans des endroits tellement différents m’aident à prendre des décisions dans les deux sens. En 2022, à mon retour de Napa, avec la canicule qui régnait à Bordeaux, je me suis demandé : « Qu’est-ce qu’on fait là-bas ? » Donc nous avons arrêté de rogner, d’effeuiller, travailler les sols et nous avons protégé les grappes. À l’avenir, nous allons nous inspirer grandement de Napa pour notre viticulture afin de faire évoluer nos vignes ici.


Vendanges 2023

GB : Est-ce que vous pourriez décrire 2023 en quelques mots ?

FT : De l’ équilibre avec de la texture.

GB : Pouvez-vous dire quelques mots sur les vendanges 2023 ?

FT : Les vendanges n’ont pas été trop compliquées et même plutôt sereines. Les mauvais souvenirs remontent au mois de mai et de juin. Ce furent des mois marqués par de nombreuses batailles pour gérer le mildiou. Il n’y a pas eu beaucoup de pluie pendant les vendanges et nous avons commencé à récolter les blancs dès le 25 août. Les conditions étaient plus chaudes que d’habitude, donc nous avons opté pour des vendanges matinales, mais cela ne nous a pas posé de souci car nous avons l’habitude de le faire. Malgré une récolte réduite en raison du mildiou, nous avons finalement bien géré la situation, d’autant plus qu’il n’y a pas eu de précipitations ni de pourriture. Malheureusement, le rendement est faible. Le dernier bon millésime en termes de quantité remonte à 2019. En résumé, nous n’avons pas été trop affectés par le gel, mais plutôt par le mildiou et les petites baies liées au stress hydrique en septembre.


Le Vin

GB : Pourriez-vous me citer une bouteille de cœur ici à SHL ? 

FT : C’est un 2016. J’adore ce millésime. Ce vin a tout pour moi. Il est très représentatif de SHL, avec la signature distinctive de Bordeaux : élégance et fraîcheur, tout en étant mûr et dense. Sa texture est magnifique et sa complexité est superbe. On peut le déguster dès maintenant et se régaler, et il sera tout aussi délicieux dans 10 ans. C’est un peu comme un millésime intemporel, un plaisir immédiat. Nous avons pris beaucoup de plaisir à le produire. C’est vraiment un très grand millésime à Bordeaux.

GB : Entre la trilogie 2018, 2019 et 2020 de SHL, lequel préférez-vous ?

FT : Chaque millésime possède sa particularité: le 2018 a plus de matière, il est plus serré. Le 2019 est le millésime de l’élégance totale, avec un côté très séducteur. Néanmoins, le 2020 est le plus complet parmi ces 3 millésimes. Il combine les qualités de ces deux millésimes. Il a une structure et une onctuosité plus importantes que le 2019, ainsi qu’un équilibre superbe. Le millésime 2020 est vraiment très beau.

GB : Y a-t-il un millésime que le marché a sous-estimé ?

FT : Il y en a plusieurs, mais l’un des derniers est le millésime 2011. C’est souvent le cas après les grands millésimes, comme 2001 et 2006. Ce sont des millésimes qui sont négligés, car tout le monde se focalise sur les grands millésimes qui les précèdent. Bien qu’il soit un peu moins bon en comparaison, ce millésime est vraiment excellent. Dans l’ombre de ses aînés, il passe inaperçu, mais quelques années plus tard, on constate qu’il est exceptionnel.

GB : C’est le même cas pour 2017 et 2021 ?

FT : En ce qui concerne 2017, il est très apprécié ici à SHL. Il me semble moins qu’il soit dans l’ombre. Quant à 2021, c’est différent. Il est bien perçu par le marché et par la presse, contrairement à ce que l’on aurait pu craindre pour ce millésime finalement atypique. Pendant les vendanges en 2021, j’avais l’impression de revivre l’ambiance de 1996. Certains de mes jeunes collègues étaient pris de panique à l’idée qu’il restait encore des raisins à récolter et qu’il pleuvait. Ils ne savaient pas quoi faire car depuis 2015, il n’avait pas plu pendant les vendanges. C’est quelque chose que j’ai connu pendant des années, de 1995 jusqu’en 2005. Il pleuvait pendant les vendanges et il fallait prendre des risques.

 

Gerda BEZIADE a une incroyable passion pour le vin, et possède une parfaite connaissance de Bordeaux acquise au sein de prestigieux négoces depuis 25 ans. Gerda rejoint Roland Coiffe & Associés afin de vous apporter avec « Inside La PLACE » davantage d’informations sur les propriétés que nous commercialisons.