Inside La Place : 3 interviews croisées En coulisse, les financements de la filière Vins à Bordeaux (étape 2/3)

« Nous avons à cœur d’accompagner au mieux nos clients sur le long terme »  

 

Aurélie QUELLIEN 

Responsable d’Affaires Transactions Viti-vinicoles pour le Groupe Société Générale


Gerda : Pouvez-vous nous donner un aperçu du rôle des banques dans le soutien de l’industrie viticole bordelaise ?

Aurélie Quellien : Depuis longtemps, nous jouons un rôle important dans la filière viticole, que ce soit au niveau de la production, du financement du stock, ou bien sûr, de la commercialisation des vins ainsi qu’auprès des activités para-viticoles comme les imprimeurs, tonneliers pour n’en citer que quelques-uns. C’est une activité très cyclique, mais la Société Générale, quelle que soit la situation du marché, a toujours accompagné ses clients. Nous avons une vision à moyen et long terme dans la relation de clientèle. La Société Générale a été créée il y a 160 ans par des chefs d’entreprise. Ils ont apporté une vision partenariale dans la relation bancaire, une vision à 360° avec notre banque privée, le financement et le conseil.

La notion du temps est importante, nous évaluons une propriété non seulement sur la productivité annuelle et sur la qualité de gestion du propriétaire, mais aussi sur une période plus longue d’au moins cinq ans. Il est vrai que le contexte actuel est compliqué. Certains propriétaires et négociants ont du mal à faire face aux turbulences historiques du marché.


Impact Economique du Vin Dans Notre Région

GB : Comment évaluez-vous l’impact économique de l’industrie du vin sur la région bordelaise ?

AQ : L’industrie du vin est l’une des principales économies de la région, ne se limitant pas à la production et au négoce, mais incluant aussi les fournisseurs et même les concessionnaires de voitures haut de gamme ! L’impact est considérable, c’est un maillage très serré de la vie économique dans la région.

Il y a un véritable enjeu sur le marché viticole français, particulièrement dans le Bordelais : la moitié des vignerons auront plus de 60 ans dans les 5 prochaines années et la moitié d’entre eux n’ont pas de successeur. C’est un problème réel et également économique.

Aussi, avec mes collègues des Centres d’Affaires et de la Banque Privée, nous avons à cœur de sensibiliser nos partenaires à l’approche économique bien sûr, mais également patrimoniale de leur propriété viticole ou maison de négoce. Lors de la transmission familiale ou à des tiers, c’est un déchirement lorsque la succession n’est pas organisée après plusieurs générations. Je pense à une situation où une propriété est détenue par plusieurs enfants et la succession n’a pas été préparée. L’un des enfants, un ingénieur agronome, souhaite reprendre la propriété mais n’a malheureusement pas les moyens de racheter les parts de ses frères et sœurs. C’est pourquoi il est crucial de faire appel à nos ingénieurs patrimoniaux, qui jouent un rôle de conseil et peuvent aider à éviter de telles situations.

Il y a également des propriétaires qui, approchant l’âge de la retraite, préfèrent vendre pour assurer la sécurité financière de leur famille. Ils ne souhaitent pas que leurs enfants soient soumis aux caprices de la météo et à des récoltes incertaines, ni qu’ils mènent une vie difficile. Cela signifie sacrifier leurs week-ends dans des salons, passer des nuits blanches à cause des conditions météorologiques. C’est la réalité de bien des propriétaires, bien loin de l’image glamour des Grands Crus. Le viticulteur doit assumer trois rôles : celui de travailleur de la vigne, de commerçant et de gestionnaire. Être un bon entrepreneur est essentiel pour réussir dans ces domaines, surtout en cette période cruciale de notre histoire viticole.

GB : Comment jugez-vous la situation  financière de la Place de Bordeaux ?

AQ : Elle n’est pas forcément difficile, mais plutôt complexe. Nous pouvons décrire un monde à trois vitesses à Bordeaux :

  • l’entrée de gamme : c’est compliqué pour ces vins, en plus ils n’ont pas eu de chance. Sur cinq récoltes, ils n’ont eu que deux de bonnes, pourtant certaines propriétés ont des marchés, souvent en direct. Ces producteurs, qui ont de l’énergie, participent à de nombreux salons, et cela peut très bien marcher pour eux.
  • le milieu de gamme: les vins qui se vendent entre 15 et 35 €, comme les très bons Crus Bourgeois, les Saint-Émilion, les Côtes de Castillon, et même quelques Crus Classés. Pour ces propriétés, la situation financière peut également être très difficile. Pour eux, il est primordial d’avoir un produit bien aligné avec la demande de leur clientèle.
  • Ensuite, il y a 80 à 100 marques Ultra Premium pour lesquelles, même si c’est plus dur aujourd’hui, il n’y a pas de difficulté financière.

Une solution pour certains vins pourrait être d’adopter les business modèles à la champenoise, en déclinant des vins de marque. Cette approche fonctionne de mieux en mieux ici à Bordeaux.


Financement & Investissement 

GB : Quels sont les principaux défis auxquels les propriétaires de vignoble et les négociants font face ?

AQ : Le premier défi est la consommation. Est-ce que nos vins sont adaptés à la demande du marché ? Sont-ils toujours en adéquation avec les goûts actuels ? Dois-je diversifier ma gamme de vins, en faisant des vins rouges plus fruités à déguster de suite sans devoir attendre des années, faire des vins blancs ou rosé, des cuvées spéciales ? Les consommateurs changent et les instants de consommation aussi. Il y a peut-être aussi un manque de culture du vin chez les plus jeunes générations. Souvent, les jeunes disent : « Bordeaux, nous le connaissons, mais ce n’est pas pour nous ». Il y a peut-être une pédagogie à continuer à faire autour de nos vins. »

Autre point, est-ce que les contenants sont toujours adaptés ? De nombreux changements existent dans notre société comme par exemple, l’augmentation du nombre de familles monoparentales, qui peuvent préférer ouvrir un petit contenant et ne pas souhaiter ouvrir une bouteille de vin devant leurs enfants, même si elles apprécient le vin. La tendance actuelle est de consommer moins et de prendre soin de sa santé. Peut-être faudrait-il développer davantage de vins sans alcool ou à faible teneur en alcool ? Il y a un champ de possibilités pour relever ces défis. Il est également important de prendre en compte les impératifs de la RSE (Responsabilité Sociétale des Entreprises) : bilan carbone, transport, bien-être des salariés. Il y a une autre problématique pour cette profession, le manque de main-d’œuvre dans la filière. Comme nous pouvons le voir il y a énormément d’enjeux au-delà de la surproduction. Il y a certes une crise conjoncturelle ici à Bordeaux, mais aussi à l’export, où le développement des ventes de vins étrangers a énormément augmenté, la concurrence est rude. Les vins de Bordeaux, qui avaient une avance à l’export il y a 20 ans, ont vu leur position diminuer considérablement. 80 % des ventes des trois quarts des vins se font uniquement sur 10 pays. Y a-t-il eu un manque d’anticipation des propriétaires et des négociants ? Ce sont des enjeux conjoncturels et structurels, en plus de l’inflation.

Nous avons la moitié des Crus Classés ou assimilés comme clients, avec toute humilité, car ces Grands Crus ont forcément plusieurs partenaires bancaires, et tant mieux, car il y a une complémentarité. Nous n’avons jamais autant prêté qu’aujourd’hui. Certes, il y a une grande prudence sur les investissements par rapport à il y a 10 ans, quand on construisait des grands chais. Aujourd’hui, les viticulteurs sont plus prudents dans les budgets pour leurs projets. Ils réfléchissent à deux fois avant d’acheter un nouveau tracteur ou préfèrent acheter d’occasion. Heureusement il y a toujours des projets, et nous les accompagnons. Certains viticulteurs ont pris des PGE (Prêts Garantis par l’État) et ont du mal à les transformer en prêts normaux ou à les rembourser. Il faut le faire cette année. Il y a une petite inquiétude sur les bilans de 2023. Nos clients sont bien accompagnés par une équipe de 9 personnes dédiées chez la Société Générale à la filière viti-vinicole. Nous sommes très proches de nos clients et essayons d’anticiper leurs besoins financiers.

Il y a de nombreux défis dans la filière en plus des crises que nous traversons : il y a d’abord eu celle du covid, puis celle de la hausse des taux à la suite de la guerre en Ukraine, et les incertitudes politiques sur notre propre territoire et à venir outre-manche pour n’en citer que quelques-uns. Face à ces forts enjeux, c’est difficile mais nous gardons confiance. Le vin est redevenu la boisson préférée des français et nous sentons cette force de la filière aller de l’avant et peut-être continuer à se réinventer.


Tendances et Innovations

GB : Avez-vous observé des tendances ou des innovations dans les demandes de financement de l’industrie viticole ces dernières années ?

AQ : Oui, il y a une montée des financements responsables. Nous proposons des prêts à taux préférentiels avec des objectifs de responsabilité que nous définissons sur mesure. Plus classiquement, dans l’évolution du financement, on observe une tendance vers plus de prudence de la part de la filière, ainsi que des prêts plus longs. Autrefois, les prêts étaient de 3 à 5 ans; aujourd’hui, ils sont plutôt de 7 ans. On voit également une augmentation du crédit-bail (leasing). Mais cette tendance n’est pas unique à la filière viticole ; elle reflète une approche plus générale des entrepreneurs. Dans le marché actuel, il est très important de garder la tête froide, car il y a de bonnes perspectives : l’inflation tend à baisser et la croissance devrait repartir en 2025.


Marchés Internationaux

GB : Quel rôle les banques jouent-elles pour aider les négociants et les propriétaires à naviguer dans les fluctuations des marchés ?

AQ : Le principal enjeu pour les maisons de négoce est de mettre en place des lignes de financement à court terme pour gérer leur stock. C’est notre rôle de les accompagner dans la mesure du possible. La situation de l’année dernière était déjà compliquée. Ils savaient que la campagne 2022 serait difficile avec des prix en hausse. Les négociants prudents ont donc immédiatement réduit leur enveloppe d’investissement en primeurs, car le coût de l’argent est trop élevé. Certains d’entre eux ont su anticiper le tournant du marché et ont diminué leurs niveaux de stock. Pour cette campagne de primeurs, les demandes de financements à court terme sont encore plus importantes et les découverts plus élevés. Quant aux châteaux, il existe une politique de garder un certain niveau de stock quand ils le peuvent, soit grâce à leur capacité d’autofinancement, soit en sollicitant des prêts auprès de leurs banques. Mais tout le monde n’a pas cette chance. Tout cela redistribue un peu les cartes en termes d’organisation de La Place de Bordeaux. Cependant, nous n’avons pas de statistiques précises, car La Place reste un marché opaque.


Vision Future

GB : Beaucoup de propriétés ont été vendues aux investisseurs Chinois. Voyez-vous un autre profil d’acheteurs récemment ?

AQ : Cela peut également être lié à notre clientèle, avec tout le respect dû, mais 9 clients sur 10 sont français. Le dixième pourrait être un non-résident de Suisse, de Belgique ou du Luxembourg, mais souvent ils sont français de toute façon. Il y a peu d’étrangers parmi nos investisseurs, car lorsqu’il s’agit d’investir entre 10 et 50 millions d’euros, il est nécessaire de justifier l’origine des fonds et parfois, cela peut poser des problèmes de transparence. Nous identifions quatre grands profils parmi les investisseurs français :

Les investisseurs de la filière : des viticulteurs ou des maisons de négoce, qu’ils soient de la région ou non, cherchant à accroître leurs approvisionnements.

Des entrepreneurs ayant réussi dans les affaires, ayant peut-être vendu leur entreprise, et qui, pour des raisons fiscales entre autre, réinvestissent dans une autre entreprise, éventuellement dans le vin.

Des familles cherchant à se faire plaisir, sans l’esprit de créer un passe temps. Aujourd’hui, la rentabilité est aussi bien financière que patrimoniale. Cet investissement est un merveilleux outil patrimonial et de transmission à la génération suivante.

Des familles très aisées ou des institutionnels cherchant à diversifier leurs actifs. Un membre d’une grande famille française m’a confié que, outre la diversification de ses actifs, l’achat d’une propriété viticole pour ses enfants pourrait créer un point de ralliement à la fois business, patrimonial et un enracinement à la terre.

Ils se retrouveraient pendant les vacances dans un endroit où ils pourraient mettre leurs bottes et se promener dans les vignes. Revenir à la propriété pendant les vendanges, c’est revenir aux vraies valeurs fondamentales qui peuvent fédérer la famille. Bien qu’une approche de plus en plus financière soit adoptée pour l’achat de propriétés, le rêve de posséder une propriété reste intact, ce qui est merveilleux.

Gerda BEZIADE a une incroyable passion pour le vin, et possède une parfaite connaissance de Bordeaux acquise au sein de prestigieux négoces depuis 25 ans. Gerda rejoint Roland Coiffe & Associés afin de vous apporter avec « Inside La PLACE«  davantage d’informations sur les propriétés que nous commercialisons.