Inside La Place – « Le Liquoreux dans mon ADN »

 


Jean-Jacques Dubourdieu

Directeur Général des Domaines Denis Dubourdieu

Châteaux Doisy Daene, Clos Floridène, Doisy Dubroa

Reynon, Haura, Cantegril

Gerda : Quels sont les principaux défis auxquels vous êtes confrontés personnellement, dans la pratique de votre métier ?

Jean-Jacques : Mon principal défi est de valoriser nos efforts qui sont de mettre tous les moyens en œuvre pour faire le meilleur vin possible et que le marché accepte le prix que nous pensons juste, voilà toute la difficulté de mon métier. Heureusement, nous avons des marques fortes sur quelques vins et nous réussissons cet exercice. Mais pour des propriétés et appellations moins connues, c’est un gros défi. À Sauternes, le défi est encore plus grand car notre processus est plus coûteux qu’ailleurs et le prix de vente ne valorise pas suffisamment les efforts, sacrifices et risques pris chaque année.

Il y a 10 ans, produire coûtait moins cher. Aujourd’hui, produire bien est un véritable défi économique, surtout si l’on ne vend pas une bouteille à 100 €. Nous devons respecter une série de normes qui compliquent notre production. Toutes nos propriétés sont inscrites en RSE depuis juillet 2023. C’est passionnant et nous espérons pouvoir valoriser nos efforts un jour.

Nous avons la reconnaissance de la qualité depuis 4 générations mais la difficulté est de valoriser cette qualité et nos défis sont à court et moyen terme : faire vivre l’entreprise à court terme et la transmettre à moyen terme. Si nous ne valorisons pas nos efforts, l’entreprise sera difficilement transmissible, ce qui enlève beaucoup de sens à notre action.

J’ai 43 ans et quand je plante des vignes, ce n’est pas pour moi mais pour la 5ème génération. Cette année, nous fêtons les 100 ans de Doisy-Daëne et mes enfants ou ma nièce continueront si nous avons pu valoriser nos efforts.

Nous y sommes arrivés, mais ces dernières années, nous avons fait face à la Covid, au gel sur nos propriétés, à la situation géopolitique mondiale, et au fonctionnement perturbé de La Place, notre principal partenaire.

Les équipes ont changé et les priorités de mes partenaires ont évolué. Le monde de demain sera forcément différent. Nous produisons des vins de distribution de bonne qualité, mais ils ne sont pas les plus rentables pour La Place de Bordeaux.

Comment être une priorité pour des partenaires commerciaux pour lesquels nos vins ne sont pas les plus intéressants ?

C’est un autre aspect de la valorisation, car elle est aussi liée à une équipe commerciale motivée à travailler avec nos vins. Aujourd’hui, nous nous demandons si La Place peut encore jouer un rôle pour nous. La Place s’intéresse à 30 étiquettes connues dans le monde entier. Comment faire en sorte que nos vins, imbattables sur la scène internationale, soient encore distribués, visibles et valorisés ? C’est une vraie problématique.


Vendange 2023

G : Pourriez-vous me donner un souvenir des vendanges 2023 ? 

JJ : Nous sommes très heureux de la qualité du millésime 2023 car il concrétise de nombreux investissements que nous avons faits dans le vignoble depuis 10 ans.  2023 est un millésime prometteur en termes de volume. Certains ont eu une récolte très confortable, d’autres n’ont vraiment pas fait grand-chose. Nous faisons partie de ceux qui ont eu une récolte confortable. Le millésime 2023 a été moins marqué par le stress hydrique comparé à 2022, l’année a été plus sereine, à l’exception d’un printemps excessivement humide qui a entraîné une forte pression du mildiou. C’était la difficulté de ce millésime. Une fois cela bien géré en faisant notre travail de vigneron, les conditions étaient relativement faciles.

Nous avons vendangé les blancs un peu plus tard, ils ont des acidités nettement plus élevées qu’en 2022, donc un pH plus bas. Les blancs sont plus intéressants que ceux de 2022. Quant aux rouges, ils ont atteint une maturité parfaite, sans les blocages rencontrés parfois en 2022. À Sauternes, nous avons des cuves que nous ne referons peut-être jamais tant le vin est incroyable. La botrytisation s’est installée fin septembre, portée par une vague de chaleur estivale. Nous avons fait à peine 2 tris. Le rendement dans l’appellation est de 12,5 hl/ha, ce qui est assez faible. Nous sommes à 16, mais 2023 est une année qui a coûté très cher, avec une augmentation de plus de 16 % des salaires et des produits phytosanitaires.

Heureusement, nous avons produit 20 % de volume supplémentaire. Cependant, deux préoccupations majeures persistent : produire le vin et le vendre. C’est un défi, d’autant plus que nous faisons face aux effets brutaux du changement climatique. Il faut vivre avec, et il y a un risque que nos assureurs ne veuillent plus nous assurer.

Entre 2006 et 2016, j’ai travaillé avec mon père, une période durant laquelle nous n’avons pas connu d’événements climatiques majeurs. Malgré quelques difficultés en 2013, nous avons réussi à maintenir un rendement correct. En général, pour la majorité des propriétés même si un millésime est critiqué par les journalistes, il finit par se vendre un jour. Mais lorsque nous n’avons pas de production, il n’y a rien à vendre, à moins de disposer de stocks. C’est là toute la différence avec le négoce, qui parvient toujours à écouler des lots. Le pire pour nous est de ne pas produire à cause de l’extrême violence des conditions climatiques. C’est une situation terrifiante.

Depuis 2017, nous avons subi des épisodes de gel, de mildiou, de black rot, de grêle, de nouveau gel, de sécheresse, et en 2023 une forte pression de mildiou, bien que nous ayons réussi à limiter les dégâts. Mais à quel prix ! Tous ces phénomènes climatiques me préoccupent profondément, surtout dans un marché qui n’est pas au rendez-vous. La situation est extrêmement difficile, et cela touche toutes  les tranches de prix.


Terroirs, Vignes et Chais

G : Quels sont les principaux défis techniques auxquels Bordeaux va être confronté dans les prochaines années ?

JJ : Nous avons une chance ici à Bordeaux par rapport aux autres régions, nous n’avons pas de problème d’eau. Cependant, l’adaptation au réchauffement climatique est une réalité. Nous avons une certaine marge de manœuvre pour limiter ces effets. Il y a 25 ans, nous effeuillions les sauvignons, aujourd’hui nous ne le faisons plus. Nous vendangions autour du 10 septembre dans le passé, aujourd’hui c’est plus tôt, vers le 22 août. Il y a 20 ans, on disait que le petit verdot ne mûrirait pas à Bordeaux, aujourd’hui on le regarde avec un œil amoureux. L’adaptation aura ses limites, mais pour l’instant, nous avons encore une sacrée marge de manœuvre.

Bien sûr, la consommation de vin baisse dans le monde, mais je n’ai pas l’impression que c’est le cas pour le vin fin entre 10 et 35 €. Je pense que Bordeaux ne peut pas s’inscrire dans la viticulture industrielle. Quitte à boire un vin industriel, autant acheter un vin argentin, par exemple. C’est beaucoup plus sûr, il a du goût et il est attractif. Chez nous, la viticulture est une activité artisanale. Et l’artisanat n’est pas l’industrie.

Dès que nous avons voulu transformer l’artisanat en industrie dans la viticulture, en tout cas ici en France, cela n’a pas marché. En Argentine, où l’on paie le chauffeur de tracteur 300 € par mois, on peut créer une industrie viticole. Ici en France, c’est beaucoup plus difficile.

Le défi est de continuer à produire d’excellents rapports qualité/prix et de faire rêver la planète avec des icônes. Mais ces icônes doivent être adossées à la bouteille de Bordeaux que tout le monde peut savourer chez soi ou au restaurant. Je ne crois pas que Bordeaux survivra exclusivement avec des étiquettes ultra-premium.

G :  Existe-t-il encore un avenir à Bordeaux pour les petits châteaux ?

JJ : Tout dépend de ce qu’on appelle un petit Bordeaux, mais un Bordeaux à 1,80 €, je n’y crois pas du tout. Je crois plutôt à une bonne bouteille dans une gamme de prix entre 8 et 10 €, mais malheureusement, cela ne reflète pas la réalité du marché. Étant donné que les vins de Bordeaux ne sont pas suffisamment valorisés, il devient difficile d’investir, et par conséquent, de produire de la qualité. Cela devient un cercle vicieux, si nous souhaitons combler l’écart entre 1,80 € et 10 €, qui est énorme, il faut une mutation profonde de nos outils et de nos offres.

Malheureusement, cela conduira probablement à la disparition d’une partie de nos vignobles, un processus déjà en cours. Actuellement, 9 000 hectares sont subventionnés pour l’arrachage, mais un autre phénomène se produit dans de nombreuses propriétés, qu’elles soient riches ou moins riches : la production se recentre sur les parcelles de meilleure qualité. Ainsi, beaucoup de propriétés arrachent 3 à 4 hectares sans forcément les replanter. C’est une démarche nécessaire, mais il est crucial que les structures restantes demeurent économiquement viables.

Personnellement, je pense que Bordeaux aura rapidement une superficie totale de 90 000 hectares au lieu des 110 000 actuels. C’est, pour moi, une partie de la solution. J’ai un arrière-grand-père qui est arrivé dans la région après la Première Guerre mondiale. J’ai trouvé dans un cahier de vendanges des années 60 une note où il écrivait qu’il avait déjà le sentiment qu’il y avait trop de vignes à Bordeaux. Il se demandait si les producteurs et les marchands seraient capables de vendre et de valoriser la production. Aujourd’hui, nous avons la réponse…

Il n’existe aucun exemple dans le monde où la valorisation s’est faite sans une certaine rareté. Bordeaux en est l’exception. D’un côté, nous avons une valorisation exceptionnelle, de l’autre, une valorisation déplorable. Actuellement, cette situation ne profite ni à l’un ni à l’autre.


La Marque Bordeaux 

G :  Vous avez parcouru le monde et ses vignobles au cours de votre carrière, Bordeaux a-t-il toujours beaucoup d’atouts ?

JJ : Aujourd’hui, on parle beaucoup de la certification et de la façon dont le vin est produit, mais le but ultime de chaque vin est sa destination, c’est-à-dire le goût qu’il procure. À Bordeaux, nos vins ont un goût unique grâce à notre climat océanique, aux 900 mm de pluie par an, à notre terroir et à notre savoir-faire.

Nos cabernets de Médoc n’ont pas le même goût qu’un cabernet de Napa Valley. Bordeaux possède une véritable identité, et ses vins sont caractérisés par le terroir, ce qui leur permet de se démarquer. À Sauternes, cette singularité est encore plus marquante, car nous produisons quelque chose de vraiment exceptionnel, dans un secteur où la concurrence mondiale est faible.

En plus de cet atout identitaire, nous avons la chance d’avoir de l’eau. Dans la nouvelle carte viticole mondiale, il est clair qu’à l’horizon 2050, certaines zones du Sud de la France, en Europe et ailleurs dans le monde, seront affectées par la sécheresse et ne seront plus les mêmes. Bordeaux a une viticulture pérenne. L’irrigation ne sera jamais la voie choisie parce que la vigne ne nourrit pas le peuple. Nous avons un goût identitaire et une pérennité dans le temps. Nous possédons toujours le savoir-faire, bien que ce savoir-faire s’exporte et n’est donc plus un avantage exclusif.

Un autre atout de Bordeaux est sa situation géographique. C’est une ville magnifique avec un accès facile. Historiquement, c’est une chance car elle est située près de la mer, ce qui nous a permis d’exporter nos vins il y a déjà quelques siècles. Cette situation géographique nous offre un climat qui nous aidera à survivre malgré le bouleversement de ce dernier.

G : Quel(s) positionnement(s) souhaitez-vous pour vos marques ? 

JJ : Denis Dubourdieu Domaines regroupe six domaines, dont deux Crus Classés à Barsac, deux propriétés dans les Graves, une propriété dans les Côtes de Bordeaux et Château Chantegril, la troisième propriété à Barsac, non classée. Au total, nous avons 130 hectares et produisons environ un demi-million de bouteilles. Nous avons la chance de produire trois couleurs : du blanc, qui représente la moitié de notre production et fait de nous une exception à Bordeaux. Nos origines sont à Barsac, notre ADN est de produire des vins liquoreux.

L’autre moitié de notre production est composée de vins rouges, qui ont longtemps été moins connus et moins demandés. Aujourd’hui, avec Clos Floridène rouge ou l’Hommage à Denis Dubourdieu, 100% Petit Verdot, nous atteignons un bon niveau de valorisation pour nos rouges et notre région, grâce en partie à la Place de Bordeaux, souvent présente lors des campagnes Primeurs.

Mon père a mis les vins sur La Place en 1995. Aujourd’hui, si nous en sommes là, c’est en grande partie grâce au rayonnement de cette organisation. J’essaie de positionner nos vins comme une valeur sûre dans la catégorie distributive pour la plupart. Mais il y a une grande différence entre Reynon Blanc à 10 € et l’Extravagant de Doisy Daëne, autour de 300 € la demi-bouteille. C’est intéressant pour nous car nous avons une typologie de clients extrêmement large, qu’il s’agisse de négociants ou de clients finaux. Ils partagent tous un point commun : une stabilité de qualité et de prix avec une signature familiale. Nous y tenons beaucoup, et nous avons la chance d’être une famille fière de mettre son nom sur les vins qu’elle produit.

Dans ma stratégie commerciale avec nos partenaires négociants, j’essaie de faire en sorte que l’histoire Dubourdieu soit racontée à travers plusieurs vins. Globalement, nous y sommes parvenus, car très peu de maisons de négoce achètent un seul vin chez nous. C’est une petite victoire, car nous n’avons jamais obligé personne à le faire et nos vins n’ont pas le même positionnement, mais ils partagent la même philosophie : la garantie du sérieux et de la stabilité des prix. Nous avons réussi à nous établir comme une valeur sûre, même si nous ne sommes ni spéculatifs ni très connus. Toutefois, auprès d’une clientèle avertie ou professionnelle, nous jouissons d’une réputation solide.

G : Laquelle de vos réalisations récentes aimeriez-vous faire partager à la clientèle ?

JJ :  J’aimerais parler du chai de Clos Floridène. C’est un projet ancien de mon père. Jusqu’en 2017, nous vinifiions Clos Floridène au Château Reynon. Avec les vendanges de 2017, nous avons pu mettre en service le chai de Clos Floridène. C’était un vrai challenge de construire 2000 m² en autonomie énergétique et en production de fertilisant grâce à un composteur géant de 150 m². Ici, nous vinifions Clos Floridène et Château Haura. Nous avons également une maison d’hôtes. Pour notre famille, il était important de donner une assise à Clos Floridène et d’offrir à nos clients quelque chose à montrer. Il est fondamental de venir sur les lieux. Le regard de nos partenaires change lorsqu’ils visitent, tout devient plus concret.

Le lieu ne ressemble à aucun autre. Nous sommes dans les Graves, mais à deux pas de Sauternes, du Ciron, et au début de la forêt des Landes. Cette zone géologique unique de calcaire est omniprésente. Pouvoir montrer à notre public, à nos clients et partenaires, l’expression du calcaire dans les Graves est unique. Ici, nous faisons un vin qui n’a pas exactement le goût des Graves. Cela a d’ailleurs contribué à la renommée de notre blanc. Clos Floridène est l’une des rares propriétés à Bordeaux à produire plus de blanc que de rouge. C’est notre lettre de noblesse (38 hectares au total, dont 23 de blanc). Nous avons ici de très vieux sémillons, et à Doisy Daëne, nous allons produire un vin à 100 % de sémillon. Nous réalisons déjà des cuvées 100 % sauvignon depuis 1948. Pour célébrer le centenaire de la famille, nous avons voulu créer une cuvée en hommage, que nous appelons 1948, bien qu’elle soit entièrement composée de sémillon. Doisy Daëne a été le premier Cru Classé à produire un blanc sec, même avant Yquem. Cette production confidentielle se limite à 1 200 bouteilles, pour lesquelles nous avons sélectionné les plus vieilles vignes situées sur les zones calcaires de Barsac, les plus fraîches. Ce sémillon présente à la fois de l’onctuosité et de la vivacité. Les anciens disaient que les sauvignons « sémillonent ». Les deux grands blancs, à 100 % sémillon et sauvignon, auront un lien grâce à leur terroir, ce qui offrira au consommateur une comparaison intéressante à faire.

G : Sur quel projet futur travaillez-vous en ce moment ? (Techniques, marketing, ou commerciaux)

JJ : Nous avons un projet au Château Doisy Daëne d’agrandir le chai pour y vinifier Doisy Dubroca aussi, une propriété que nous avons achetée en 2014. La base foncière, avec les deux Doisy, a grandi plus vite que les installations.

G :  Pourquoi voulez-vous garder ces deux noms ? 

JJ : Ce n’était pas notre intention initiale lorsque nous avons acquis Doisy Dubroca en 2014, alors que mon père était encore en vie. Cependant, nous avons arraché toutes les vignes de Doisy Dubroca, et le premier millésime a été produit en 2019. Il était tellement différent de Doisy Daëne, alors qu’il n’y a qu’un rang de vignes qui sépare les deux propriétés.

Chaque propriété a une histoire distincte, ce qui nous permet d’offrir des exclusivités à nos partenaires négociants tout en protégeant un cru classé. C’est cette réflexion qui nous a poussés à conserver le nom du Château. Par ailleurs, le rythme de consommation des liquoreux est différent de celui des vins rouges. Nous avons constaté que segmenter notre offre améliore les ventes. Il est toujours plus difficile de vendre des productions importantes sous une même étiquette en Sauternes, surtout lorsque l’on doit rivaliser avec des marques bien établies, ce qui est notre cas. Cette stratégie nous permet d’attirer un éventail de clients plus large.


Le Commerce

G : Quelles sont vos priorités en termes de développement commercial ? 

JJ : Je crois beaucoup aux États-Unis pour notre distribution et la typologie de nos vins. Nos vins ont un bon rapport qualité/prix et ils arrivent sur le marché américain, déjà très valorisé par la production domestique. Nos prix sont attractifs, la qualité est irréprochable, et le potentiel du marché est énorme. Il y a certes des équivalents en Asie, mais pas avec la même stabilité dans le temps. Le marché américain est arrivé à maturité et a encore beaucoup de potentiel, car la consommation par habitant est très différente de celle en Europe. Même si les marchés français et européens restent incontournables pour nous.

Mes premiers marchés étaient la France et l’Angleterre. À la génération de mes parents, c’était la Belgique, remplacée par l’Angleterre et le Japon dans les années 90. Quand j’ai rejoint mes parents à la fin des années 2000, les États-Unis ont pris le relais et sont devenus notre premier marché avec une typologie de clients très différente. Un marché dynamique, mais avec beaucoup d’incertitudes, notamment à cause des élections.

J’ai également un vieux rêve pour nos blancs et liquoreux : c’est le continent africain. Il n’y a pas de raison que dans les 20 ans à venir, on ne trouve pas quelques pays où ils seront aussi populaires que le champagne. Je suis beaucoup moins focalisé sur la Chine que certains de mes confrères. Il y a des marchés extraordinaires en Asie, comme le Japon et la Corée, surtout ce dernier qui a une dynamique fascinante. Nous vendons principalement en Primeurs, ce qui représente environ 60 % de notre chiffre d’affaires. Malgré la situation actuelle, nous avons une bonne stabilité avec nos clients en Primeur. La moitié de nos ventes en Primeur concerne des vins blancs, rapidement livrables, ce qui les rend plus adaptés à la mise en marché. Nous avons besoin de la campagne Primeur pour la visibilité et le soutien financier qu’elle procure. Pour des familles indépendantes comme la nôtre, cela nous permet de rester autonomes. Les Primeurs ne sont pas seulement une diffusion d’image, mais aussi la pérennité de notre modèle économique. Si ce système devait disparaître, nous nous adapterons, mais cela serait dommage et entraînerait une perte de temps et un frein à l’investissement et au développement. Il faudrait alors changer notre modèle d’affaires. Ce serait regrettable car La Place de Bordeaux est une force de vente extraordinaire que nous n’utilisons pas toujours efficacement.

Nous connaissons les dirigeants, mais peut-être pas assez les équipes commerciales des négociants, qui ne pensent donc pas toujours à nos vins. Il y a un vrai travail à faire avec la force de vente de La Place. Cela demande du temps, mais il faut le faire. Il serait bien d’engager quelqu’un pour cela, mais cela coûte cher et nos vins sont très incarnés par la famille. Si je trouve la bonne personne, il faudra lui transmettre l’ADN de la famille. J’ai toujours peur de déranger nos partenaires les négociants, mais il faut le faire et pousser nos vins. Nos vins sont peu promus. Nos partenaires achètent car ils les ont vendus. Il y a une disparition rapide des tarifs, ce qui m’ennuie car nos vins ne seront plus proposés, entraînant une perte de visibilité et donc de ventes. C’est une vieille règle commerciale. C’est quelque chose que je voudrais améliorer avec le temps et en recrutant quelqu’un, ce qui arrivera peut-être par hasard. C’est l’occasion de rencontrer quelqu’un qui pourrait m’aider. Le négoce a aussi un rôle de prescripteur, de raconter l’histoire de nos vins dans le monde entier, comme vous le faites avec cette newsletter.

G : Quelques mots sur l’ouverture en décembre dernier de votre cave a vins  dans le centre de Bordeaux ?  

J’ai ouvert une cave au centre-ville de Bordeaux, la Cave de la Rousselle, au cœur du vieux Bordeaux. Nous avons 300 références, donc ce n’est pas du tout identifié comme Dubourdieu. Ce n’est pas le but du jeu. J’ai ouvert cette cave car j’adore les autres vins de Bordeaux, c’est notre priorité, ainsi que ceux des autres régions. En tant que caviste, la première chose que j’ai faite, comme tous les bons commerçants, c’est de regarder la marge moyenne et les vins qui ont généré le plus de marge à la fin du mois. C’est avec les vins de Bordeaux que l’on gagne le moins. En plus d’être chers, ils immobilisent financièrement, et les pourcentages diminuent car tu es obligé d’arrondir les prix à la baisse. Ce n’est pas du Bordeaux « bashing », les gens adorent Bordeaux. C’est juste que le caviste de base fait le même constat que moi. On ne gagne pas avec les vins de Bordeaux. C’est la limite du système ouvert car on ne contrôle pas les prix des vins distribués par La Place.

Cette expérience en tant que caviste est très intéressante. Nous vendons 8 bouteilles sur 10 de vins de Bordeaux. Nous avons l’inconvénient de notre force : la capillarité est une force, mais avec une transparence excessive qui nuit à la marge. Dans l’activité de cave de quartier, il y a quelque chose qui joue en notre faveur : les gens n’ont plus de cave. Ils achètent la bouteille pour une consommation immédiate. Notre objectif est de faciliter l’accès au vin pour les visiteurs de la ville tout en créant un club de dégustation qui rassemble les résidents du quartier. À une époque où l’on parle de déconsommation, il est important de proposer un accès au vin qui va au-delà d’une simple offre promotionnelle ou d’une réduction en ligne. Il s’agit de créer une expérience authentique et partagée autour du vin, en fédérant une communauté locale et en promouvant une consommation plus réfléchie et qualitative. En achetant dans une cave, il y a un acte social et même humain. Le physique a encore de beaux jours devant lui, même pour le vin.

 

 


La Bouteille de cœur de Jean-Jacques

G : Si vous aviez une seule bouteille de cœur ? 

JJ : C’est l’hommage à Denis Dubourdieu à 100 % Petit Verdot, dont le premier millésime était 2018. Cette bouteille est toute une histoire sentimentale avec mon père. C’est une petite cuvée qui a immédiatement rencontré le succès. C’était formidable d’avoir eu cette idée, de l’avoir concrétisée et d’avoir rencontré un tel succès commercial. C’était très gratifiant. C’est toujours un moment d’émotion de la savourer avec ma mère, ma femme et des amis. Ma mère adore ce vin et cela me fait plaisir et me rend fier car je l’ai également créé pour elle. Nous avons produit 3000 bouteilles dont le prix consommateur est d’environ 35 à 40 €. Le cœur de notre existence se situe dans cette gamme de prix. Ensuite, ma culture du vin et mes souvenirs d’enfance sont fortement liés aux grands vins liquoreux, notamment les vieux millésimes de Doisy Daene. Un Sauternes d’un autre siècle est inoubliable. Aucun autre vin ne m’a procuré autant d’émotions. Quand on pense aux techniques utilisées pour faire ces vins à cette époque, c’est fascinant. Les vignerons devaient beaucoup compter sur leur intuition.

Aujourd’hui, avec les moyens techniques dont nous disposons, cela semble presque inutile. Nous avons certainement d’autres problèmes mais nous n’avons pas plus de mérite qu’eux. Ces vins sont fascinants. J’ai eu la chance de déguster Château Lafaurie Peyraguey 1895, une bouteille qui n’a jamais quitté la propriété. Rien ne m’a procuré autant d’émotion. Cela m’a beaucoup motivé dans mon action collective. Je suis co-président de l’appellation Sauternes Barsac. Cela demande beaucoup de temps, d’abord pour réunir tout le monde autour de la table, des propriétaires du prestigieux Château d’Yquem jusqu’au petit vigneron avec seulement 3 hectares. C’est vrai dans toutes les appellations mais encore plus vrai dans la nôtre. L’ultra-luxe côtoie l’artisanat le plus pur. Redéfinir notre cahier des charges a été une priorité, et plus concrètement, nous avons mis en place une authentification de nos barriques usagées destinées aux spiritueux. C’est une belle réussite. Des groupes du monde entier utilisent désormais le nom Sauternes avec une barrique authentifiée, et le prix de revente de ces barriques a augmenté de 50 à 500 €. Tout cela permet aux vignerons qui n’avaient pas l’habitude d’utiliser des barriques de le faire et de les revendre plus tard car elles sont quasiment autofinancées. Nous avons également des projets communs pour le développement de l’œnotourisme et pour préserver l’écosystème autour du Ciron. C’est un mécénat pour lequel nous devons impliquer des acteurs publics et privés. C’est passionnant à faire et surtout, il faut avancer ensemble !

 

Gerda BEZIADE a une incroyable passion pour le vin, et possède une parfaite connaissance de Bordeaux acquise au sein de prestigieux négoces depuis 25 ans. Gerda rejoint Roland Coiffe & Associés afin de vous apporter avec « Inside La PLACE«  davantage d’informations sur les propriétés que nous commercialisons.