Inside LA PLACE – « Sans la Base, Pas de Sommet : Les Bordeaux d’entrée de gamme sont indispensables aux Grands Crus »

Jean Merlaut

Propriétaire du Château Gruaud Larose et du Château Dudon

Président Fondateur de la Maison Jean Merlaut


Présentation 

Gerda : Vous êtes propriétaire et négociant. Quels sont les principaux défis auxquels les propriétaires de vignobles et les négociants font face ?

Jean Merlaut : Les défis des propriétaires et des négociants ne sont pas les mêmes. Pour les propriétaires de vignobles, le changement climatique constitue un défi majeur. Bien que ce phénomène ne soit pas nouveau, il est devenu de plus en plus extrême. Nous sommes passés d’une période de chaleur excessive à une période de froid intense, de gel, et maintenant à des périodes prolongées de sécheresse et d’humidité. Les propriétaires doivent s’adapter pour produire des vins de manière constante, ce qui représente leur principal souci.

Le deuxième défi concerne la commercialisation. Actuellement, Bordeaux traverse une période difficile, mais ce n’est pas uniquement le cas de Bordeaux. À l’échelle mondiale, il y a eu une surproduction de vin qui a diminué en raison de l’arrachage de vignes un peu partout. Ces dernières années, la production a baissé. La surproduction est devenue plus limitée, mais contrairement à des produits comme le blé ou le maïs, le vin se conserve, créant ainsi un décalage entre le stock et l’évolution du marché. Par ailleurs, les habitudes de consommation changent. Les pays traditionnellement gros consommateurs de vin en consomment de moins en moins. Les comportements évoluent, les gens sont plus enclins à vivre dans l’instant présent. La réduction des stocks prendra donc du temps, en espérant qu’un jour, nous pourrions même faire face à une pénurie de vin (rire). En France, la consommation de vin était souvent associée à un bon repas avec une entrecôte et du vin rouge. Cependant, cela se perd progressivement, en partie à cause de la réglementation qui interdit de conduire après avoir bu plusieurs verres. On observe une tendance à boire du vin en dehors des repas, en apéritif, ce qui entraîne une consommation moindre.


 Terroirs, Vignes et Chais

G : Pourquoi avez-vous opté pour une viticulture biologique au Château Gruaud Larose ?

JM : Le bio n’est absolument pas obligatoire. C’est un choix que nous avons fait. Avant tout, il est crucial d’avoir des objectifs, et que ce soit à Gruaud ou dans mes propriétés des Côtes de Bordeaux, il est essentiel de s’adapter à son environnement, à son climat et à sa biodiversité. En médecine, on parle de « terrain ». D’autre part, souvent il est dit que la vigne doit souffrir, or je pense que la vigne ne doit pas souffrir. Elle doit plutôt endurer comme une athlète olympique, qui endure pour atteindre l’excellence. Notre travail est d’intégrer toute la biodiversité autour de la vigne et de renforcer ses défenses naturelles, et c’est là que le bio prend tout son sens. À Gruaud, nous avons les moyens de choisir le bio et nous avons demandé le label, mais nous ne l’affichons pas sur l’étiquette, sauf si nos clients le demandent. En effet, les réglementations en matière d’étiquetage varient d’un pays à l’autre. Par contre, au Château Dudon, nous n’utilisons plus d’herbicides et avons cessé d’utiliser des insecticides depuis le début des années 1990, sauf pour lutter contre la flavescence dorée, car cela est obligatoire et je respecte ces obligations.


Propriétés et Marque

G : Vous êtes propriétaire d’un 2ème Crus Classé de Saint Julien, Château Gruaud Larose, ici nous sommes au Château Dudon, mais existe-t-il encore un avenir à Bordeaux pour les petits châteaux ?

JM : Moi, j’y crois fermement. Avec le changement des habitudes de consommation, de nombreuses personnes qui consomment 2 à 3 bouteilles par mois n’ont pas forcément une grande culture du vin et ne peuvent pas toujours se permettre le budget d’un Grand Cru Classé. L’éducation au vin se fait par étapes. Je dis toujours que les vins abordables de Bordeaux sont indispensables aux Grands Crus, car c’est par les petits vins que la jeune génération pourra un jour apprécier les Grands Crus.

Je suis propriétaire du Château Dudon, mais aussi des châteaux Malagar et Sainte Catherine Des vins comme Château Dudon et Château Malagar présentent un potentiel remarquable. Château Dudon bénéficie d’installations rénovées qui renforcent sa qualité intrinsèque, et nous avons aussi équipé Malagar, ancienne propriété de François Mauriac, d’un chai moderne offrant ainsi un gros potentiel qualitatif. En revanche, Château Sainte Catherine, bien que cultivé en bio, n’a pas encore rencontré un grand succès dans cette gamme de prix, où l’attention portée au bio est encore limitée et malheureusement, de nombreux propriétaires abandonnent cette pratique. Ces vignobles de coteaux produisent des vins fruités avec une belle fraîcheur, tout en ayant un potentiel de garde significatif. Leur accessibilité tant en termes de goût que de prix les rend attrayants, et ils peuvent trouver leur place sur des marchés très prometteurs, comme l’a démontré Roland avec Château Dudon. Dans le Nord du Médoc, où le réchauffement climatique influe sur la maturité des cabernets, il existe de magnifiques terroirs avec un potentiel immense pour produire des vins d’exception. Ce changement climatique ouvre de nouvelles perspectives pour élaborer de grands vins dans cette région. C’est là-bas où nous avons acheté 250 hectares de vignes en 5 ans et nous produisons Château Taffard de Blaignan et Château Saint Bonnet.


La distribution aujourd’hui et demain

G : Le marché du vin traverse actuellement une crise. Quels en sont, selon vous, les principaux facteurs ?

JM : Pour les vins de milieu de gamme, c’est principalement la baisse de la consommation. Pour les Grands Vins, ce sont leurs marchés principaux, qui ont toujours été essentiels à Bordeaux, qui sont en difficulté. La Chine a imposé des mesures restrictives sévères, la situation en Russie est compliquée à cause de la guerre, et aux États-Unis, tout le monde craint le retour de Trump et l’instauration de nouvelles taxes. Ainsi, les principaux marchés d’exportation sont perturbés, y compris en Europe et en France. Cependant, Bordeaux a déjà traversé des crises. La dernière grosse crise s’est déroulée entre 1990 et 1994, et c’est l’arrivée du Japon en tant qu’acheteur qui nous a sauvés. Je pense qu’un autre pays finira par prendre le relais. Le marché du vin est si étroit qu’il suffit de peu pour le déséquilibrer dans un sens ou dans l’autre.

G : Cette crise est-elle conjoncturelle ou structurelle, selon vous ?

JM : Pour moi, cette crise est avant tout conjoncturelle en ce qui concerne les Crus Classés. Elle pourrait se résoudre avec l’émergence de nouveaux marchés comme ceux de l’Inde ou de l’Amérique du Sud et avec le grand retour de la Chine, par exemple. Les consommateurs chinois ont développé une fine appréciation des vins et sont avides de retrouver les Crus Classés. Il est essentiel aussi de trouver de nouveaux consommateurs, et pour ce faire, il est indispensable de se tourner vers le moyen de gamme. Je me souviens de mon premier voyage aux États-Unis. À l’époque, peu de gens  connaissaient vraiment le vin. Ils ont d’abord apprécié les vins doux et blancs, puis ont commencé à produire de grands vins en Californie avant d’acheter nos Grands Crus. Ce processus s’est fait par étapes, toujours en commençant par des produits abordables. Peu à peu, une véritable culture du vin s’est installée.

G : À Bordeaux, nous avons un système de distribution ouvert, La Place. Pensez-vous que c’est un avantage pour les importateurs et distributeurs qui sont les clients du négoce ?

JM : Le système peut sembler archaïque et absurde vu de l’extérieur, mais il est indispensable pour un importateur de disposer d’une gamme variée de produits, allant du vin ordinaire aux grands crus. Le négoce facilite cette diversité sans imposer l’achat de conteneurs entiers d’une seule marque. La possibilité d’offrir des bouteilles provenant de différents châteaux est primordiale. Les négociants dégustent, connaissent les produits et conseillent leurs clients de manière éclairée. Pour les propriétaires, ce système offre un avantage considérable. Il permet de disposer d’une force de vente suffisante pour distribuer les vins dans divers pays, même en petites quantités, comme 3 caisses à Istanbul, 2 caisses à Ankara, et 1 caisse au Vietnam. Il serait commercialement impossible de gérer cette logistique sans le négoce.

Certaines propriétés tentent de se passer du négoce, mais cela réussit rarement ou uniquement sur des zones limitées. Créer une marque internationale sans le soutien du négoce est difficile. Par contre, il existe une anomalie dans les marges de distribution des vins de Bordeaux. Contrairement aux autres produits de luxe où les marges sont importantes, celles des vins sont réduites. Ce problème se résout si la marque devient populaire auprès des clients, ce qui dépend de la force de la marque. Les propriétés doivent soutenir le négoce en suscitant la demande par des actions ciblées auprès des consommateurs finaux. Cela créera un effet d’aspiration, facilitant la vente par les négociants et leurs clients. Bien que certaines propriétés souhaitent contrôler la distribution, elles ne le font généralement pas efficacement. En entretenant une bonne relation avec le négoce et en connaissant un peu le marché secondaire, il est possible de savoir où vont les vins. Le marché est relativement transparent, surtout avec les réseaux sociaux où les gens partagent leurs expériences. Je crois fermement dans le système de la Place de Bordeaux, malgré les difficultés actuelles liées en grande partie à la hausse brusque des taux d’intérêt. Les taux proches de zéro n’étaient pas non plus sains pour le marché, car ils ont trop influencé les comportements. La meilleure publicité pour un vin est une bouteille vide sur la table. Lorsque les taux d’intérêt sont trop bas, trop de spéculation arrive dans le marché, les bouteilles restent dans les entrepôts, mais elles doivent sortir un jour.

G : Comment voyez-vous la distribution des vins hors Bordeaux par la Place de Bordeaux ? 

JM : Les négociants de la Place de Bordeaux peuvent être d’excellents prescripteurs car ils connaissent bien les produits. Cependant, pour les vins hors Bordeaux, la tâche est plus complexe. Les négociants deviennent davantage des représentants de commerce que de véritables prescripteurs car il est important de reconnaître que les négociants ne peuvent pas avoir une connaissance approfondie de tous les vins du monde entier étant éloigné géographiquement des vignobles.

G : Pouvez-vous expliquer aux clients sur quel critère avez-vous établi le prix de Gruaud Larose sur cette sortie primeur ?

JM : Gruaud Larose était la plus belle propriété de Saint Julien. Avant elle appartenait à la famille Cordier, qui était aussi un négociant puissant. A l’époque il n’y avait pas encore toutes les dégustations comparatives entre les Crus, or c’est ce qui permet aux propriétaires de suivre l’évolution de leurs vins par rapport aux autres. Gruaud Larose a été une des premières propriétés, a vendangé mûr. De manière incontestable Gruaud Larose était à Saint Julien la meilleure propriété dans les années 1920 jusqu’en 1940. Cependant, avec le réchauffement climatique, les pratiques de plantation ont évolué. Autrefois, on plantait les cabernets dans les zones froides pour un débourrement des bourgeons plus tard et donc éviter le gel, tandis que les merlots étaient réservés aux zones plus chaudes.

Cette reconversion des vignobles à Saint-Julien a été initiée par des pionniers comme le grand-père de Jean-Hubert Delon (propriétaire du Château Léoville Las Cases), mais aussi l’oncle d’Anthony Barton, et plus récemment Didier Cuvelier au Château Léoville Poyferré. Toutes les propriétés à Saint-Julien ont progressivement adopté cette démarche. Contrairement à ses pairs, Gruaud Larose n’a pas effectué cette conversion, car il n’y avait pas de dégustations comparatives à l’époque. Il bénéficiait d’une réputation de grand vin, mais la conversion vers une nouvelle stratégie de plantation, notamment avec les cabernets sauvignons, était nécessaire.

Quand je suis arrivé en 1997, je savais très bien qu’il fallait arracher et replanter les cabernets sauvignons au bon endroit. C’est ce cépage qui fait de très Grands Médocs. Mais il faut beaucoup de temps pour faire cette conversion. Je me suis donné 30 ans pour le faire et progressivement, il y a de plus en plus de cabernet sauvignon dans le Gruaud Larose. Grâce à cela, il y a une progression très nette de la qualité de Gruaud. Nous avons fait des efforts énormes sur la culture de la vigne en étant en biodynamie.

Quant au prix, la politique pour Gruaud est de ne jamais procéder à des ajustements brutaux, ni à la hausse ni à la baisse. Si vous avez l’habitude d’acheter des chaussures d’une marque et que vous les avez payées 150 €, puis l’année suivante elles sont à 170 €, vous continuez à les acheter. Si elles passent soudainement à 300 €, vous regardez d’autres marques. Si elles passent à 80 €, vous avez l’impression d’avoir été floué. En tant que producteur, je me dois de déguster des vins de différentes origines. Je connais un peu les millésimes de Bourgogne, mais beaucoup moins ceux d’Italie ou de Californie et pas du tout ceux d’Argentine ou de Nouvelle-Zélande. Si j’achète un Vega Sicilia, c’est pour la confiance que j’ai dans la marque, pas pour le millésime. Le consommateur à l’autre bout du monde achète du Gruaud ou du Barton, pas un 2002 ou un 2004. À nous d’être plus ou moins sélectif en fonction de la qualité pour sortir un produit en rapport avec le prix, quitte à ne pas produire de premier vin.

En 2023, je suis conscient que notre décision de réduire le prix de Gruaud Larose de façon moins marquée que d’autres a pu surprendre le marché, même si la baisse reste significative. Cependant, je suis convaincu que l’importance du millésime est aujourd’hui moins cruciale. Nous privilégions une sélection rigoureuse, centrée sur la qualité. Il est possible d’apprécier des millésimes parfois considérés comme plus modestes, comme le 2017, qui s’avère être délicieux. Dans l’actuel marché, le succès des ventes ne dépend pas uniquement du prix fixé par les propriétaires. Je préfère rester fidèle à la politique de prix établie depuis plusieurs années.

Il est également important de se rappeler que le négociant joue un rôle clé, mais le consommateur final est primordial. Maintenir sa confiance envers la marque est essentiel ; le consommateur ne comprendrait pas de voir des bouteilles de Gruaud Larose affichant des prix trop différents. Je suis convaincu que, hormis pour quelques grands connaisseurs, l’effet millésime ne joue pas un rôle aussi crucial. Quoi qu’il en soit, le plaisir que ressent le consommateur en ouvrant une bouteille de Gruaud Larose est primordial.

Gerda BEZIADE a une incroyable passion pour le vin, et possède une parfaite connaissance de Bordeaux acquise au sein de prestigieux négoces depuis 25 ans. Gerda rejoint Roland Coiffe & Associésafin de vous apporter avec « Inside La PLACE«  davantage d’informations sur les propriétés que nous commercialisons.