Neal MARTIN
Critique de Vin pour la revue Vinous
Présentation
Gerda : Comment est née votre passion pour le vin ?
Neal Martin : C’est une sorte d’accident. Je n’ai jamais bu de vin quand j’étais jeune. Ma famille ne boit pas de vin, je n’ai donc aucune expérience dans ce domaine. Je ne m’y intéressais pas du tout. J’ai trouvé un emploi chez Japan Airlines, et c’est grâce à ce travail que ma passion pour le vin est née. Normalement, c’est l’inverse mais en ce qui me concerne, j’ai d’abord trouvé un emploi, puis j’ai développé une passion pour le vin
G : Comment décririez-vous le rôle d’un correspondant en vin ?
NM : Il y a deux parties différentes. La première consiste à évaluer les vins et à donner des notes. L’autre partie, pour moi, c’est l’écriture : interviewer des vignerons, explorer l’histoire des propriétés et rendre un article intéressant à lire ou fournir une sorte d’argumentaire philosophique. C’est ce sur quoi je me concentre en ce moment. Par exemple, j’ai récemment fait une fantastique dégustation de 57 millésimes du Vieux Château Certan. Je pourrais publier les notes maintenant, mais je veux écrire quelque chose qui soit à la fois intéressant et instructif. Cet aspect est devenu de plus en plus important pour moi au cours des dix dernières années. Il y a 20 ans, il suffisait de donner des notes, mais aujourd’hui, avec des ressources comme CellarTracker, Internet et les médias sociaux, les notes sont facilement accessibles. Bien que les notes soient toujours importantes, elles ne représentent qu’une petite partie de mon travail. Même si le commerce fait grand cas des points, pour moi, ce n’est qu’un aspect de mon travail. Donner un score prend relativement peu de temps, mais écrire un article en profondeur prend beaucoup plus de temps. J’apprécie les deux aspects de mon travail. J’aime noter les vins, car c’est à la fois utile et essentiel dans le processus, mais c’est avant tout la narration et l’analyse approfondie qui rendent ce rôle véritablement gratifiant pour moi.
G : Pensez-vous être en mesure de donner une note objective au vin ?
NM : Je pense qu’il faut s’efforcer d’être objectif. Cela ne veut pas dire que l’on sera toujours totalement objectif, mais il faut s’efforcer de l’être. En fin de compte, il s’agit de ma note de dégustation, qui reflète mon expérience et mon jugement. Je pense que si vous maintenez un haut niveau d’objectivité, vous trouverez un public qui fera confiance à vos critiques et à vos notes et qui s’y reconnaîtra.
Il y aura toujours une part de subjectivité car, en fin de compte, la dégustation d’un vin est une expérience personnelle. Toutefois, en tant que critique professionnel, vous devez être capable d’ignorer les facteurs externes tels que la météo, vos opinions personnelles sur le vigneron ou votre humeur du jour. Vous devez vous concentrer uniquement sur le vin dans le verre. Il s’agit d’éliminer toutes les distractions et tous les préjugés lors de l’évaluation du vin.
G : Jusqu’où la critique du vin devrait-elle aller et êtes-vous différent des autres critiques de vin ?
NM : Je pense que je suis probablement plus critique que les autres critiques de vin. Je ne suis pas critique juste pour le plaisir d’être critique, et je n’ai pas d’intentions cachées. Je ne m’oppose à aucun vigneron. Je pense qu’il faut dire ce que l’on pense : si le vin est bon ou non. S’il n’est pas bon, il faut expliquer pourquoi. Si je donne une mauvaise note, j’en explique toujours les raisons. Vous ne pouvez être critique que parce que vous souhaitez que le vin atteigne son meilleur potentiel. Si vous estimez qu’il pourrait être amélioré, il est essentiel de le dire. Comparé à d’autres critiques de vin, vous devez vous poser la question : êtes-vous un partisan ou un critique ? Je pense que c’est aux lecteurs de le décider. Je me considère définitivement à la fois comme un écrivain et un critique. Je veux toujours être positif, mais si je pense que quelque chose pourrait être mieux, cela ne me dérange pas de le dire.
Vin, Terroir & Caves
G : Pensez-vous que la critique pousse les vignerons à se remettre en question et à évoluer ?
NM : C’est comme lorsque quelqu’un critique un texte que j’écris ou suggère qu’il pourrait être meilleur; je dois l’accepter et considérer qu’il a peut-être raison. Cela s’applique à toutes les professions. Pourquoi en serait-il autrement pour les vignerons ? Chaque vin a des niveaux de qualité différents et tout le monde ne peut pas faire un vin parfait. Il doit y avoir une interaction et un retour d’information. Les viticulteurs et les consultants font la même chose. Ils évaluent la qualité des fruits ou des barriques au cours du processus de vinification. Pourquoi engager un consultant qui vous dirait toujours : « Oh, vous avez fait le vin parfait ! » Pourquoi le payer pour cela ? Vous voulez vous améliorer et la critique fait partie de ce processus.
G : Chaque millésime et chaque terroir sont uniques. Le vigneron peut-il être conditionné par le goût des consommateurs ? Ou vice versa ?
NM : Oh oui, les consommateurs expriment souvent leurs préférences, et il y a un risque que, en tant que vigneron, vous compromettiez ce que vous faites pour répondre à ces préférences. Par exemple, à Bordeaux, les vins sont beaucoup plus faciles à déguster en primeurs aujourd’hui que ceux de 2005 ou 2010. Nous devons voir si ces vins vieilliront et se développeront comme ils l’ont fait dans le passé. Je pense que oui, mais cela reste à voir. Il s’agit certainement d’un exemple de vignerons qui modifient le style du vin pour l’adapter aux goûts des consommateurs. Si les consommateurs ne veulent plus boire de vins à forte teneur en alcool, les viticulteurs doivent s’adapter en produisant des vins à plus faible teneur en alcool. Cela peut impliquer de modifier les pratiques viticoles, d’ajuster les techniques de fermentation ou de changer la date de récolte. L’adaptation aux préférences des consommateurs peut influencer de nombreux aspects de la vinification.
G : Comment faites-vous pour déguster plus de 50 vins par jour, surtout pendant la période des primeurs ?
NM : Je m’impose un rythme et je fais des pauses régulièrement. Il est essentiel de ne pas se précipiter dans les dégustations. Il est important que je connaisse mes limites ; lorsque je me sens fatigué, je m’arrête pour rester concentré. Je trouve également que les dégustations à l’aveugle sont inestimables : elles m’aident à rester objectif et à me concentrer sur les qualités du vin plutôt que sur des facteurs externes. Pendant la période des primeurs, je goûte d’abord les vins pour me faire une idée, puis je les revois plus tard à l’aveugle pour confirmer mes évaluations et m’assurer qu’elles sont exactes.
G : Que pensez-vous des vins biologiques et biodynamiques ?
NM: Cela dépend de leur goût. Quel est l’intérêt d’avoir une bonne viticulture si le vin n’a pas bon goût ? Préféreriez-vous boire un vin issu d’une bonne viticulture mais qui a mauvais goût, ou un vin issu d’une mauvaise viticulture mais qui a bon goût ? Les deux existent. Adopter des pratiques biologiques ou biodynamiques aide certainement. Je m’intéresse davantage à la viticulture biologique qu’à la biodynamie, car je pense que certains aspects de l’agriculture biodynamique n’affectent pas la qualité du vin. Toutefois, la viticulture biologique est une approche très positive. En fin de compte, mon travail est axé sur la qualité du vin. Je ne vais pas changer une note parce que je découvre plus tard que le vin est biodynamique, mais je peux écrire à ce sujet.
G : Comment décririez-vous vos goûts personnels ?
NM : Cela dépend de ce que je bois. Je recherche toujours des vins typés, c’est très important pour moi. Je veux qu’un Pomerol ait le goût d’un Pomerol, qu’un Pauillac ait le goût d’un Pauillac, etc. J’aime les vins qui vieillissent bien. En général, je préfère les vins légèrement moins alcoolisés.
Vins & Bordeaux
G: Pensez-vous qu’il existe une nouvelle tendance aromatique à Bordeaux ?
NM: Oui, comme je l’ai mentionné, il y a une tendance vers des vins moins alcoolisés. Lorsque je travaillais au Wine Advocate, les gens disaient que j’avais un goût anglais plutôt qu’un goût américain. Je ne sais pas exactement ce que cela signifie, mais j’ai remarqué qu’il y a moins de vins excessivement mûrs et moins d’accent sur les récoltes tardives. Ils semblent davantage axés sur le terroir. Il y a plus de variété dans le Bordelais aujourd’hui qu’auparavant, avec différents styles qui émergent, ce qui est une bonne chose. Cela est particulièrement visible sur la rive droite, où des changements significatifs ont été réalisés.
G :Que pensez-vous du système de La Place ?
NM : C’est une question compliquée. D’une certaine manière, elle a ses avantages, mais elle a aussi ses inconvénients. Le système de La Place est bénéfique parce qu’elle fournit à Bordeaux un mécanisme de distribution centralisé qui est efficace et bénéficie d’économies d’échelle. Il permet une spécialisation de la distribution, ce qui peut être avantageux. D’un autre côté, il y a des inconvénients. Les différents niveaux de distribution entraînent des coûts supplémentaires ; par exemple, les courtiers prennent une commission de 2 %, ce qui augmente les dépenses. Certains affirment que si les châteaux vendaient directement aux consommateurs, le système pourrait être plus efficace, comme dans la Napa Valley ou dans d’autres pays. Lorsque l’on reproche à Bordeaux d’être trop cher, il est important de prendre en compte non seulement les prix de sortie fixés par les châteaux, mais aussi l’impact du système de distribution.
G : Vous avez écrit dans votre rapport sur le millésime 2023 que Bordeaux est démodé, mais que devrions-nous faire pour être « dans le coup » ? Ou peut-être que Bordeaux n’a jamais été à la mode pour vous ?
NM : Je pense que ce sera un défi très difficile à relever parce que Bordeaux tourne traditionnellement autour des noms de châteaux. Le problème pour Bordeaux est que les consommateurs d’aujourd’hui apprécient le côté humain du vin, sachant qui est le vigneron derrière le vin. La structure de Bordeaux ressemble davantage à une entreprise. Alors, comment Bordeaux peut-il évoluer par rapport à cela ? Pour être honnête, je n’en suis pas sûr, car Bordeaux a toujours fonctionné de cette manière. Elle s’est concentrée sur les châteaux plutôt que sur les viticulteurs individuels. Bordeaux devrait peut-être envisager de mettre davantage en avant les personnes qui se cachent derrière les vins.
Souvent, lorsque je visite le site web d’un château, je ne trouve pas facilement d’informations sur le vigneron ou sur la personne qui élabore le vin. Il faut que cela change. Bordeaux ne peut pas se forcer à devenir à la mode ; ce sont les consommateurs de vin qui en décideront. Avec tant de pays producteurs de vin offrant des choix diversifiés, Bordeaux doit reconnaître que si ses vins sont trop chers et ne sont plus appréciés dans les restaurants, les consommateurs exploreront d’autres régions et ne reviendront peut-être pas.
Le coup de cœur de Neal Martin
G : Dernière question, pouvez-vous nous parler d’une dégustation inoubliable à Bordeaux ?
NM : Oh, c’est facile. C’est celle sur laquelle je suis en train d’écrire. Il s’agissait d’une dégustation verticale du Vieux Château Certan pour célébrer les 100 ans de la famille Thienpont. Nous avons dégusté 57 millésimes remontant à 1923. C’est un privilège de vivre une telle dégustation, et je me sens donc obligé d’écrire quelque chose de digne de l’occasion.
G : Quel est le millésime le plus impressionnant parmi ces 57 millésimes ?
NM : Tout est dans mon rapport sur Vinous !
Gerda BEZIADE a une incroyable passion pour le vin, et possède une parfaite connaissance de Bordeaux acquise au sein de prestigieux négoces depuis 25 ans. Gerda rejoint Roland Coiffe & Associés afin de vous apporter avec « Inside La PLACE » davantage d’informations sur les propriétés que nous commercialisons.