Inside La Place -Regards Croisés par Gerda avec Alexandre Ma autour de Château Lafite Rothschild  

Alexandre Ma Journaliste du Vin et propriétaire d’AMA Sélection

Gerda Beziade: Journaliste au sein de l’Equipe Roland Coiffe & Associés

Dans ce tout premier épisode de notre série Regards Croisés, nous avons l’honneur de mettre en lumière l’une des propriétés les plus emblématiques du vignoble bordelais : le prestigieux Château Lafite Rothschild. À travers une conversation captivante, nous croiserons les regards d’Alexandre Ma, journaliste spécialisé dans le vin et fondateur d’AMA Sélection, et de notre équipe commerciale de Roland Coiffe & Associés. Ce dialogue se déroule dans une ambiance conviviale autour d’une dégustation exceptionnelle de quatre millésimes soigneusement sélectionnés :

   Carruades de Lafite 2018 et 2010,

              Château Lafite Rothschild 2016 et 2005

L’objectif de Regards Croisés est de vous offrir une exploration enrichissante des terroirs, des millésimes et de l’âme des vins à travers la vision d’experts et de passionnés. Ce premier épisode illustre parfaitement l’élégance et la singularité de Lafite, un Premier Cru Classé qui fascine par sa retenue, son équilibre, et sa capacité à traverser les décennies.


Alexandre Ma 

Gerda : Alexandre, quel est ton regard en général sur Château Lafite Rothschild ?

Alexandre Ma : Parmi tous les Premiers Crus Classés, Lafite possède toujours un avantage dans n’importe quel millésime, il a un dégré d’alcool modéré. C’est un grand atout dans le contexte actuel du changement climatique.

G : Pourquoi trouves-tu cela avantageux ? Le consommateur d’aujourd’hui est-il sensible au degré d’alcool dans le vin ?

AM : Quand le terroir est trop précoce, les raisins risquent d’être affectés par la surmaturité. Ces vins, comme parfois dans le millésime 2015, ne tiennent pas la route, ou du moins pas la grande route. Ils peuvent se conserver pendant 10 ans, mais au-delà, ils risquent de basculer dans une autre direction. Mais Lafite, grâce à son terroir exceptionnel, parvient à une maturité optimale en gardant un dégré d’alcool relativement modeste. Lors d’un millésime chaud, ensoleillé et très sec comme 2022 ou encore 2020, les dégrés d’alcool à Lafite étaient inférieurs à ceux d’autres vins dans ce millésime. C’est mon premier point général sur Lafite. Mon deuxième point de vue est que Lafite n’est jamais opulent.

G : Oui, je suis tout à fait d’accord avec toi. C’est une pure expression de cabernet sauvignon qui, au premier abord, est plutôt en retenu.

AM : A l’apparence il n’est jamais super brillant. Si on déguste trop vite Lafite et si on le compare avec d’autres confrères dans le monde entier qui sont costauds, musclés et qui possèdent une maturité phénolique hyper élevées, bien sûr Lafite sera moins opulent que ces vins. C’est la raison pour laquelle je suis contre de faire des dégustations à l’aveugle entre les cabernets sauvignons des climats chauds et Lafite car c’est incomparable. Nous ne pouvons pas comparer Sophie Marceau et Marylin Monroe. C’est difficile de dire qui est la plus belle ! Chacun à sa préférence.

G : Oui, je me rappellerai toujours que l’exceptionnel Paul Pontalier (Directeur Général du Château Margaux – décédé en mars 2016) m’a dit au début de ma carrière « à Bordeaux, nous produisons des vins qu’il faut savourer assis autour de la table. Nous ne produisons pas des bêtes de concours ».

AM : Oui, je suis tout à fait d’accord. Lafite est un vin qui garde une certaine distance. Dès qu’on fait preuve d’un peu de patience, Lafite s’ouvre avec le temps.

G : Penses-tu que, grâce à cette retenue et cette distance dans sa jeunesse, Lafite peut vieillir remarquablement ?

AM : Pas seulement. Grâce à cette retenue, Château Lafite Rothschild nous fait rêver. À chaque fois qu’on ouvre une bouteille, on se demande ce que ce vin nous réserve pour l’avenir… Un Grand Vin ne doit jamais trop se dévoiler immédiatement. Il doit toujours garder un potentiel, une richesse, et une matière qui se révèlent avec le temps. Il ne doit pas se réveiller d’un coup. Depuis 2018, les vins de Bordeaux deviennent plus approchables dans leur jeunesse. Ils sont plus faciles à comprendre qu’auparavant, sans pour autant perdre leur race et leur identité. Quand je déguste un vin aujourd’hui, je me dis souvent qu’il est bon maintenant et qu’il sera certainement bon dans le futur. Quand on déguste des anciens millésimes de Lafite, comme le 2010 que j’ai goûté récemment, on ressent un style « Grande Classe ». Il est bien détaillé, avec des touches très raffinées, et il possède la puissance maîtrisée des Grands Pauillac. Lafite a un charme naturel. Néanmoins, si l’on parle de l’expression aromatique des fruits, Lafite 2010 est moins expressif que les millésimes plus récents.

G : Nous avons dégusté 4 vins, dont 2 millésimes de Carruades de Lafite, 2018 et 2010, et 2 millésimes de Lafite Rothschild, 2016 et 2005. Il est souvent noté qu’il existe un style distinct de Carruades de Lafite avant et après 2014. Grâce à une sélection stricte mise en place par le Directeur Technique, Eric Kohler, la production de Carruades de Lafite a baissé de plus de 50 %. Que penses-tu du Carruades de Lafite 2018, qui est connu comme un millésime solaire ?

AM : On peut dire que les récents millésimes de Carruades deviennent de plus en plus « qualitatifs ». Le 2018 en est un bon exemple. C’est un millésime globalement « opulent ». Ce que j’aime particulièrement dans ce Carruades 2018, c’est qu’il exprime les caractéristiques du millésime avec une grande maturité phénolique, des fruits expressifs, un peu vigoureux, mais tout en conservant la même trame que Lafite. Avec les notes de graphite, des notes de pommes de pin, ce sont ces éléments qui nous donnent une base et de la confiance. On sait que ce vin est taillé pour durer. C’est très encourageant, même si c’est un style influencé par le changement climatique.

G : Ensuite nous avons dégusté le millésime 2010 de Carruades, un millésime d’avant les changements qui ont été mis en place. Comment l’as-tu trouvé ?

AM : Quand j’ai senti et goûté le vin, immédiatement je me suis dit « c’est Lafite ». Il a gardé toutes les identités de la famille. Par rapport aux autres millésimes de Carruades, le 2010 possède plus de concentration et a plus de structure.

G : Oui, il a aussi plus d’arômes « terreux ».

AM : Oui, nous pouvons mentionner quelques notes de cuir, mais pour moi, ce vin n’a aucun problème. Ces arômes de  « terreux » m’apporte plus de fraicheur et de densité en fin de bouche. Quand je l’ai senti, j’ai immédiatement pensé : « Ce vin est une référence. » Il incarne parfaitement le style des années 2000 et démontre une grande capacité de garde. Ce millésime en est un excellent exemple. En fin de bouche, on retrouve encore une fois cette note de mine de crayon que je trouve souvent dans les Grands Vins. Il y en a beaucoup dans le 2010, contrairement à 2018 où elle était moins présente. Ce Carruades 2010 a vraiment l’allure d’un Grand Vin.

G : Cela signifie peut-être que le 2018 est davantage marqué  par le style du millésime, tandis que le 2010 a mieux conservé le style Lafite ?

AM : Oui, tout à fait.

G : Château Lafite Rothschild nous a apporté deux très beaux millésimes : 2005 et 2016. Nous avons commencé par le millésime 2016. Tout était presque parfait durant le cycle de végétation de cette année-là. Pauillac a reçu de la pluie à la mi-septembre qui était la bienvenue, car l’été était sec et chaud. La maturité des raisins était idéale au moment des vendanges. Qu’as-tu pensé de ce millésime ?

AM : Je me souviens encore très bien de la dégustation du 2016 en Primeur, il y avait beaucoup de bons vins. Au premier abord, j’ai pensé que ce n’était pas un millésime typique de Bordeaux. En bouche, il n’avait pas le style bordelais que je reconnais habituellement. Il avait une tension beaucoup plus marquée que d’habitude. Si je devais encore une fois comparer avec une personne, le 2016 a le physique d’un coureur de fond, plutôt que celui d’un boxeur, il est comme une grande personne aux muscles longilignes. Le 2016 déborde d’énergie, mais parfois je me demande quand il va véritablement entrer dans la course et quel sera le moment où il exprimera pleinement son identité. Il faudra peut-être attendre que j’ai les cheveux blancs, car ce Lafite 2016 est encore très jeune. Il est fabuleux ! C’est l’un des meilleurs millésimes de Lafite que j’ai dégustés. Il pourrait même surpasser le 2010...

G :2010 est peut-être un petit peu plus austère ?

AM : Il a pour moi, plus de prise de bois. Le 2016 se présente plus naturellement, tout en conservant la véritable identité de Lafite, avec la présence du millésime, qui était chaud.

G : Le 2016 a un équilibre parfait, mais il est encore un peu dans son « carcan ».

AM : Oui, il a encore un énorme potentiel. On peut dire que ce 2016 ne vieillira jamais ! J’aimerais beaucoup redéguster ce vin quand mon fils (né en 2024) sera adulte.

G : Après ce très grand 2016, Château Lafite Rothschild nous a gâtés avec un 2005. J’avais une petite appréhension, car à l’époque, j’avais acheté pas mal de magnums en Primeurs, mais j’avais trouvé que ce millésime était resté fermé pendant très longtemps. Cependant, j’ai été épatée par ce Lafite 2005.

AM : En bouche, le vin est fantastique. Il offre un morceau d’encre noir qui se fond peu à peu, apportant une texture crémeuse et onctueuse, tout en conservant beaucoup de finesse, de richesse et de complexité. Il a une bouche fabuleuse. Quant au nez, comparé au 2016, il est comme un diamant, illuminé par le soleil, avec de nombreux rayons de lumière qui traversent le vin. Mais le 2005, c’est comme entrer dans un château historique. Dès qu’on y pénètre, on ressent cette atmosphère authentique et cossue. C’est la grande classe de Bordeaux. La bouche se présente mieux que le nez. Le nez est dominé par des notes de cheminée froide, de réglisse et beaucoup d’épices.

G : Le 2005, est-il un petit peu trop « old-school » pour toi ?

AM : J’apprécie également beaucoup ce style. Je le compare simplement à celui de 2016. Lorsque je parle de Bordeaux des années 70, 80, 90, 2000 et après 2018, chaque époque a sa propre identité. Comprendre les différentes identités de ces périodes, c’est un peu comme lire un livre : il faut tourner les pages pour débuter un nouveau chapitre. Lorsque tous les chapitres sont réunis, on a écrit une grande histoire. Bordeaux, c’est ce grand livre, et chaque millésime en est un chapitre unique.

G : Même si le 2005 avait une final impressionnante.

AM : Oui, il était assez « poilu » en bouche. C’était comme du cachemire.

G : Souhaites-tu encore ajouter quelque chose à cet entretien ?

AM : Si l’on parle de Bordeaux, et spécifiquement des Grands Crus, je pense qu’il est essentiel d’évoquer davantage le terroir de Bordeaux, surtout pour la nouvelle génération. On l’oublie trop souvent. On peut discuter des assemblages et des différents types de sol, mais il faut surtout aborder le terroir, qui inclut également l’influence de l’homme. Autrement dit, quand on parle des Grands Crus de Bordeaux, il est nécessaire de parler de l’ADN de chaque vin. Par exemple, si j’ai envie de savourer un vin enthousiasmant avec un nez expressif, je pense à Palmer. Si vous voulez un vin plutôt soutenu, propice à la rêverie, je pense à Branaire Ducru. Si vous recherchez un vin puissant, énergique, avec un grand potentiel de garde, vous pouvez choisir Montrose. Si nous parlons aux consommateurs de cette manière, Bordeaux aura un avenir plus lumineux.

G : J’ai une dernière question. Cet été, tu as fait une longue tournée en Chine, ton pays natal. Comment juges-tu le marché actuel en Chine ?

AM : En raison de l’impact de l’économie mondiale, le marché chinois a récemment connu des performances plutôt ternes. Cependant, lors de mes dernières tournées d’AMA Selection, j’ai encore perçu certains signes positifs. Tout d’abord, il existe toujours de véritables consommateurs de vin, dont la consommation tend vers la rationalité plutôt que vers l’abandon. Deuxièmement, le désir des consommateurs d’acquérir des connaissances sur le vin a clairement augmenté. Ainsi, alors que tout le monde parle de la faiblesse du marché, c’est en réalité un bon moment pour renforcer le lien avec les consommateurs. Car ceux qui continuent à apprécier le vin aujourd’hui deviendront la force motrice du marché du vin de demain.

G : Cela est une très bonne évolution !

AM : Oui, les participants à mes dégustations m’ont très souvent dit : « C’est un vin que j’aime beaucoup, mais où puis-je l’acheter ? » Je trouve que c’est l’une de mes missions en tant que critique de vin. Je transmets tout ce que je vois et ce que je sens aux consommateurs. Il y a une vraie interaction entre nous.

G : Dirais-tu que l’éducation est essentielle ? Et que la véritable force de Bordeaux réside dans sa capacité à proposer une large variété de vins ? 

AM : Un marché mature se caractérise avant tout par un grand nombre d’amateurs de vin et de consommateurs fidèles. Pour transformer quelqu’un en véritable amateur, le plus efficace est de lui susciter un intérêt réel pour le vin et de l’encourager à y consacrer du temps pour l’explorer. Mais comment capter l’attention des consommateurs ? À mon avis, l’éducation sur le vin est essentielle. Cela fait près de dix ans que je travaille dans l’éducation du vin en Chine et en France, et j’ai vu de nombreuses personnes passer de l’ignorance totale à devenir des consommateurs fidèles de grands vins. La spécificité du marché chinois met en évidence l’importance de l’éducation, et je pense que c’est un domaine sur lequel de nombreux châteaux et négociants devraient se concentrer dans les années à venir.

Gerda BEZIADE a une incroyable passion pour le vin, et possède une parfaite connaissance de Bordeaux acquise au sein de prestigieux négoces depuis 25 ans. Gerda rejoint Roland Coiffe & Associés afin de vous apporter avec « Inside La PLACE«  davantage d’informations sur les propriétés que nous commercialisons.