Secrets de Caves
Magdeleine Allaume
CEO Seguin Moreau
Présidente de la Fédération des Tonneliers de France
Situation Actuelle
Gerda : Quels sont les principaux défis auxquels vous êtes confrontés aujourd’hui ?
Magdeleine Allaume : Il y a trois défis. Le premier, c’est le bois. En France, nous avons accès à une ressource exceptionnelle : le chêne, avec deux variétés principales, dont Quercus petraea, utilisée en tonnellerie. Cette essence, qui met au moins 150 ans à pousser, est essentielle pour fabriquer des barriques. Malheureusement, elle souffre du réchauffement climatique, comme beaucoup d’autres essences. Nous collaborons avec l’ONF (Office National des Forêts) pour garantir le renouvellement de cette ressource et promouvoir une sylviculture respectueuse du chêne. Ces trois dernières années, de nombreux chênes ont dépéri, notamment à cause des sécheresses comme celle de 2022. Ces arbres meurent prématurément, perdant progressivement leurs feuilles, un phénomène très visible en forêt. Ces arbres en « mort lente » restent exploitables pour certaines industries, mais pas pour la tonnellerie. Ils sont trop pauvres sur le plan organoleptique et trop cassants. Pour nos barriques, nous avons besoin de bois plus vivants, ronds et pleins pour accompagner le vin dans son élevage. Ce défi exige une coopération étroite avec l’ONF pour replanter des espèces dans des zones plus résilientes, parfois au nord, afin d’éviter les chaleurs extrêmes du sud. Par ailleurs, les recherches montrent qu’un massif forestier diversifié est plus résilient. Lorsque le chêne cohabite avec d’autres essences, un équilibre naturel s’installe : les arbres se protègent mutuellement, consomment différemment l’eau et les nutriments, et croissent à des rythmes variés. Ainsi, même si la sylviculture n’est pas directement notre métier, nous soutenons ces efforts, nous informons et collaborons avec les acteurs concernés.
G : Cela semble également lié à votre rôle en tant que Présidente de la Fédération des Tonneliers de France ?
MA : Oui, et d’une certaine manière, ces sujets se recoupent, car ils concernent à la fois une filière et une marque. C’est donc le premier enjeu. Le deuxième enjeu est la transmission du métier. Notre métier est très manuel, et nous formons les jeunes principalement via un CAP, comme celui basé à Cognac. Nous avons un centre de formation des apprentis remarquable, où nous accueillons chaque année entre 4 et 7 apprentis. La transmission du savoir-faire, des anciens aux jeunes, est essentielle. Chez Seguin Moreau, nous en sommes particulièrement fiers, car nous avons un atelier spécialement dédié aux apprentis. Ils y apprennent à travailler avec les outils traditionnels de la tonnellerie avant de rejoindre l’atelier principal, où ils sont encadrés par un tuteur et découvrent les technologies modernes de notre métier. C’est aussi un enjeu humain : notre métier est physiquement exigeant. Nous travaillons donc activement à mécaniser les étapes les plus éprouvantes afin de préserver la santé de nos tonneliers. Nous avons des artisans extraordinaires, polyvalents et talentueux, et c’est un véritable plaisir de les accompagner au quotidien. Le défi humain réside ainsi dans la préservation de nos équipes et le renouvellement des générations en attirant des jeunes vers ce métier passionnant.
Le troisième enjeu consiste à accompagner les vignerons, nos clients, dans l’évolution nécessaire de leur style ou dans les ajustements qu’ils souhaitent apporter face au réchauffement climatique. Aujourd’hui, les vins sont souvent plus chauds, avec une maturité parfois plus marquée et le vin, en phase d’élevage, reflète ces changements. La vinification et l’élevage héritent en quelque sorte des aléas climatiques, des éventuelles difficultés, mais aussi des opportunités. Certaines années sont plus harmonieuses, plus riches, tandis que d’autres sont plus complexes. Chaque millésime est unique. L’élevage permet d’apporter une certaine régularité tout en permettant au vigneron d’apposer sa signature sur ce que la nature a offert. Chez Seguin Moreau, nous sommes très attachés à cet aspect. Nous disposons d’une large gamme et travaillons chaque année avec précision pour ajuster la chauffe, le bois, le grain ou encore la taille des contenants. Cela nous permet de proposer un élevage qui s’harmonise parfaitement avec les caractéristiques uniques de chaque millésime.
G : Cela ne pose-t-il pas des défis de timing ? En septembre ou octobre, il est difficile de savoir précisément ce que donnera le millésime.
MA : Oui et non. De nombreux clients ajustent ou complètent leurs commandes à la dernière minute. Par exemple, une fois les fermentations terminées, certains nous contactent pour demander des barriques plus toastées. Nous pouvons véritablement être un outil d’ajustement, en peaufinant les choix pendant l’élevage. C’est essentiel pour nous d’être au service des vignerons et de les accompagner dans l’affinement de leur vision.
G : Le monde du vin traverse une période complexe pour diverses raisons. Les consommateurs d’aujourd’hui semblent privilégier des vins plus frais, moins boisés et prêts à être consommés jeunes. Comment vous adaptez-vous à cette évolution des goûts ?
AM : Le bois, ce n’est pas seulement du boisé. Nous pouvons produire des barriques qui offrent une empreinte aromatique très discrète tout en étant très efficaces pour l’oxygénation et la structuration. Elles apportent du corps et de la texture, essentiels pour élaborer un joli vin. Il y a souvent une confusion entre la barrique et le boisé. La barrique, ce n’est pas juste un arôme ; c’est bien plus. Elle peut apporter des caractéristiques organoleptiques, mais son rôle principal peut être de structurer la trame du vin, sans imposer une forte empreinte aromatique. C’est une nuance essentielle à comprendre. À titre personnel, je pense que de nombreux consommateurs méconnaissent le processus d’élevage du vin et le rôle du bois. Souvent, on entend : « Ah, ce vin est trop boisé. » Pourtant, à l’aveugle, on constate que les vins passés sous bois sont souvent préférés à leurs équivalents sans élevage en barrique. Cela montre qu’il y a un réel besoin de pédagogie, et c’est aussi une partie de notre mission en tant que tonnelier. Un bois bien utilisé ne donne pas un goût de bois. Il peut enrichir la palette aromatique, mais surtout, il apporte structure, rondeur, des tannins soyeux et une oxygénation bien maîtrisée. Il est crucial de réexpliquer ce qu’est l’élevage sous bois. La confusion entre le goût du bois et l’élevage en barrique persiste, en partie à cause d’une époque où les styles de vins étaient très extraits et marqués par le bois.
G : Oui, avec par exemple, des vins élevés en 100 % en bois neuf ?
AM : Oui, mais nous pouvons travailler autrement. Nous ne faisons pas le vin à la place du vigneron. Cependant, si le vigneron nous explique ses intentions, nous pouvons parfaitement adapter la barrique pour répondre à ses attentes.
Innovation & Durabilité
G : Quelles sont les innovations majeures récentes dans la tonnellerie ?
AM : Nous sommes l’une des tonnelleries détenant le plus de brevets. Récemment, nous avons lancé une barrique appelée « Element », qui offre un toast extrêmement léger. Sa chauffe peut être réalisée au feu ou à la vapeur, ce qui permet de minimiser l’empreinte aromatique de la barrique. C’est une innovation parfaitement en phase avec les attentes actuelles, et elle donne d’excellents résultats. Nous avons également développé, en collaboration avec l’ISVV (Institut des Sciences de la Vigne et du Vin), une barrique nommée « QTT ». Grâce à l’identification d’une molécule spécifique, cette barrique apporte une belle rondeur et un soyeux remarquable aux vins dotés d’une structure tannique puissante. Elle est particulièrement adaptée aux élevages longs et est déjà très appréciée par plusieurs de nos clients. Ces innovations incarnent vraiment l’ADN de Seguin Moreau. Depuis plus de 30 ans, nous collaborons avec l’ISVV de Bordeaux, où nous avons détaché deux chercheurs. Notre travail consiste à identifier les molécules ayant un impact organoleptique sur le vin. Cela nous permet de sélectionner le bois non pas seulement selon son origine, mais surtout en fonction de sa composition chimique et de ce qu’il peut apporter au vin. Il y a dix ans, cette approche nous a permis de lancer notre gamme « Icone », une sélection analytique. Plus récemment, elle a conduit à la création de la barrique « QTT ». À mesure que nous avançons, nous découvrons toujours de nouvelles molécules qui nous aident à orienter le vin selon les attentes des vignerons.
G : Travaillez-vous exclusivement avec du bois français ?
AM : Nous avons une gamme de bois européens et américains en complément de notre gamme en chêne français. Dans les deux cas (français et américain), nous travaillons le bois nous-mêmes dans notre atelier de merranderie. Aux États-Unis, nous sommes implantés dans le Kansas, et en France, nous avons des installations dans l’Est et en Dordogne. Cela nous permet d’accompagner les vignerons partout dans le monde.
G : La traçabilité et la durabilité des bois sont de plus en plus importantes pour les consommateurs et les producteurs. Comment gérez-vous cet aspect chez Seguin Moreau ?
AM : Le fait de fendre le bois nous-mêmes facilite grandement le travail de traçabilité, car nous partons directement de la « grume », c’est-à-dire du tronc d’arbre, dans le jargon du métier. Nous utilisons un système de codes-barres : dès que notre acheteur sélectionne un tronc en forêt, un code-barre y est apposé immédiatement, et nous suivons le bois à chaque étape de sa transformation. Lorsque nous vendons une barrique, nous sommes en mesure de remonter jusqu’à l’origine exacte du bois utilisé. Cette traçabilité de bout en bout est rendue possible par notre maîtrise totale des différentes étapes de production. C’est l’un de nos points forts, et nous y attachons beaucoup d’importance. Nos clients sont très sensibles à l’origine de nos bois, et pour nous, c’est essentiel de pouvoir leur fournir cette information.
G : Aidez-vous vos clients à revendre leurs barriques ou peut-être à les recycler ?
MA : Oui, nous pouvons le faire. Nous avons un atelier de reconditionnement à Cognac, pour les clients qui souhaitent repositionner des barriques « de seconde main », acheter du neuf et libérer de la place. Nous contrôlons ces barriques, puis les revendons à d’autres clients qui recherchent un mélange de bois neuf et ancien. Le fait d’être implantés à Cognac nous offre aussi de nombreuses opportunités dans le monde des spiritueux, où l’activité liée aux barriques d’occasion est importante.
G : Sur votre site, vous parlez de « viser l’excellence dans la sobriété ».
MA : Oui, cela fait référence à la sobriété énergétique. Nous travaillons beaucoup sur des initiatives RSE. Par exemple, nous avons calculé notre trajectoire carbone en 2019, puis à nouveau en 2022, et nous le faisons actuellement. Notre objectif est de réaliser un bilan complet tous les deux ans. En cinq ans, nous avons réduit nos émissions de carbone de 11 %. Nous y sommes parvenus grâce à un plan d’action simple et pragmatique. Souvent, on imagine que les démarches RSE sont complexes, mais elles peuvent se traduire en actions concrètes. À titre d’exemple, nous avons entièrement couvert notre tonnellerie de Napa de panneaux solaires, car l’électricité aux États-Unis est très carbonée. Si nous voulons améliorer notre bilan carbone, nous devons commencer par réduire notre consommation d’énergie carbonée. Cette installation, réalisée il y a deux ans, nous permet d’être autonomes à 80 ou 90 % en électricité, ce dont nous sommes très fiers.
Nous avons également modernisé notre tonnellerie à Cognac, en y installant un système de circulation d’air à double flux pour récupérer la chaleur. Par ailleurs, nous utilisons depuis longtemps une chaufferie biomasse, qui consomme les poussières de bois aspirées par notre système. Cette chaufferie permet de chauffer les bureaux, les zones techniques, et bien plus encore. Ces engagements se traduisent donc par des initiatives concrètes. Ils s’accompagnent aussi d’innovations. Par exemple, nous avons conçu une barrique avec seulement quatre cercles au lieu de six, car dans notre bilan carbone, l’acier a un poids important. L’acier est recyclable, certes, mais pas à l’infini. Cette réduction en matière première nous permet de limiter notre impact environnemental. Ces projets créent un dynamisme au sein de l’entreprise. Lorsqu’on met en œuvre de telles initiatives, cela catalyse de nouvelles idées. Actuellement, nous travaillons sur l’utilisation de chauffe-eau solaires pour chauffer l’eau à 70°C, nécessaire pour tester l’étanchéité des barriques, afin de ne plus utiliser de gaz. Tout cela est possible grâce à nos équipes, qui sont jeunes chez Seguin Moreau, elles sont créatives et pleinement conscientes des enjeux de demain. Elles apportent des idées, et nous avons pour habitude d’aller au bout des bonnes initiatives. Cette dynamique positive est un vrai moteur. Être créatifs fait partie de notre ADN, que ce soit pour la conception de nos barriques ou pour des aspects plus industriels, comme les bâtiments ou la gestion de l’eau. La créativité traverse toutes les strates de l’entreprise.
G : Vous exercez un beau métier.
AM : Oui, et c’est un peu paradoxal. Les gens associent souvent la fabrication des barriques à un métier purement traditionnel. Pourtant, en 30 ans, nous avons énormément modernisé notre activité, et ce, dans le bon sens. Nous avons innové pour protéger nos salariés, car c’est un métier physiquement exigeant. Nous avons également modernisé notre pratique dans une démarche RSE, tout en intégrant les enjeux liés au changement climatique. Cela nous permet d’accompagner nos clients dans leurs besoins, en leur proposant des barriques adaptées à l’évolution de leurs vins et aux attentes des consommateurs. La créativité s’exprime sur de nombreux fronts différents dans notre métier, et c’est ce qui le rend passionnant.
Perspectives Futures
G : Comment voyez-vous l’avenir ?
AM : Le monde est très bousculé en ce moment. Bien heureux à qui sait dire ce que sera demain. Je pense que le futur de Seguin Moreau est ancré dans son passé. C’est très simple, nous sommes une marque qui a toujours innové et fait de la qualité. Je ne peux pas tout dire, mais nous sommes en train de travailler sur différentes innovations, que nous dévoilerons bientôt et qui vont complètement dans le sens du vin. En plus, nous sommes une marque qui a toujours été à l’écoute de ses clients. C’est là l’une des clés de notre pérennité. Malgré l’instabilité du monde actuel, un produit de qualité, maîtrisé, tracé, créé par des gens qui mettent du cœur, aura toujours sa place. Je ne m’inquiète pas. Je le répète souvent à nos équipes, surtout en cette période difficile : restons bien sur nos appuis. Nous existons depuis 1838, nous n’avons jamais lâché sur la qualité et notre savoir-faire, et nous ne lâcherons pas sur ces sujets. Même si le secteur traverse des perturbations et que des ajustements sont à prévoir, nous trouverons les solutions adaptées pour répondre aux défis de demain. Nous sommes créatifs et nous avons toujours fait de la qualité. Je suis convaincu que notre place dans l’avenir est assurée.
G : Vous êtes aussi la Présidente de la Fédération des Tonneliers de France, pouvez vous m’en dire plus ?
AM : Oui, je suis honorée. C’est important de se fédérer, car nous ne sommes pas très nombreux. La Fédération représente 57 tonneliers avec une dizaine en France. Nous avons un petit métier, mais un métier patrimonial important. Nous sommes au service d’une filière qui est un étendard extraordinaire pour la France. Nous sommes fiers d’exercer ce métier, mais il faut le défendre. Il faut aussi que nous fassions connaitre notre savoir-faire. Je suis fière et très heureuse que les tonneliers m’aient demandé de porter l’étendoir de la profession. Il y a beaucoup à faire pour casser les idées reçues sur le bois.
Gerda BEZIADE a une incroyable passion pour le vin, et possède une parfaite connaissance de Bordeaux acquise au sein de prestigieux négoces depuis 25 ans. Gerda rejoint Roland Coiffe & Associés afin de vous apporter avec « Inside La PLACE« davantage d’informations sur les propriétés que nous commercialisons.